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Culture et idées

Ces désastres urbains qui rongent les villes

Thierry Paquot, « philosophe de l’urbain », signe avec Désastres urbains. Les villes meurent aussi, un livre fort et solidement argumenté sur les folies commerciales et urbanistiques, « cancers qui rongent les grandes cités d’un monde de plus en plus globalisé, au risque de les tuer. »

Pour le frisson attendu on aurait envie d’aller y voir de plus près. D’aller vérifier sur place à quoi ressemblent les centres commerciaux pharaoniques que nous décrit avec horreur Thierry Paquot dans son livre. Ils pullulent. Aux Etats-Unis, près de Minneapolis, le Mall of America propose un parc Lego, un Dinosaur Walk Museum, un aquarium, quatre magasins géants reliés entre eux par des kilomètres d’escalators et d’allées, un demi-millier de boutiques, des restaurants, des salles de cinémas et autres fast food par dizaines…

La folie des malls

Plus de 40 millions de visiteurs fréquentent chaque année le Mall of America. Dans les Emirats arabes unis, pour attirer les consommateurs, les créateurs du Dubaï Mall ont créé un aquarium où s’ébattent des centaines de requins et des dizaines de milliers de poissons exotiques.

Dans un autre centre commercial de la région les consommateurs peuvent skier sur une piste équipée d’un remonte-pente. Même chose en Inde, en Chine, en Amérique latine…

La France n’échappe pas au phénomène. En région parisienne, entre les aéroports de Roissy et du Bourget, le groupe Auchan prévoit d’ouvrir en 2020 Europa City, un centre commercial doté d’un musée aussi étendu que le centre Georges Pompidou, d’une mini station de sports d’hiver, d’un parc aquatique, d’une ferme urbaine, d’un cirque, d’une salle de spectacles, de boites de nuit, de milliers de chambres d’hôtels, de centaines de magasins, de restaurants…

Sur fond de gazouillis d’oiseaux et de cascades d’eau, le site internet d’Europa City donne une bonne idée de ce que sera ce « lieu évènement » où l’on viendra non pas pour faire ses courses mais pour « oser une expérience shopping ».

Les centres commerciaux géants, lieux privilégiés du « commerce sans échange », ne sont qu’un des multiples cancers qui rongent les grandes cités d’un monde de plus en plus globalisé, au risque de les tuer.

Europa City

La frénésie des grands ensembles

Thierry Paquot, qui se définit comme un philosophe de l’urbain, en a recensé plusieurs autres qu’il dissèque avec finesse et gravité. Ainsi des grands ensembles qui, en France - mais pas uniquement - ont envahi nos villes au sortir de la seconde guerre mondiale parce qu’il fallait construire « vite et pas cher ». Peu importe si des études ont démontré depuis que, à superficie comparable, il était possible de bâtir aussi vite et pour moins cher des maisons individuelles. Le mal était fait.

Au lieu des cités jardin promises ce sont des « cages à lapins » que les architectes ont construit dans une sorte d’ivresse collective. « Seul le quantitatif guidait les bâtisseurs ou, plus exactement, il primait sur le qualitatif », écrit Paquot. C’était à qui bâtirait la barre d’immeuble la plus longue : la Caravelle de Jean Dubuissson à Villeneuve-la-Garenne, dans les Hauts-de-Seine, s’étale sur 385 mètres ; la cité du Haut-du-Lièvre à Nancy est encore plus démesurée avec ses 700 mètres – il est vrai en deux tronçons.

Les Italiens ont fait beaucoup mieux : près d’un kilomètre d’un seul tenant pour le Corviale de Mario Fiorentino à Rome ! Même en prenant en compte le contexte des Trente glorieuses peut-on vraiment parler de progrès à propos de ces logements aussi tristes qu’anonymes ?

Autre verrue, plus contemporaine celle-là, la gated communauty, l’enclave privée sécurisée. L’idée est simple : offrir aux citadins fortunés des sortes d’îlots d’habitation coupés de la ville dans laquelle ils sont physiquement enserrés. A l’extérieur, la violence, l’insécurité peut régner, l’environnement être dégradé ; à l’intérieur de l’enclave tout n’est que luxe, calme, beauté, sécurité.

Sans doute cette présentation ignore les nuances : en Chine, vivre dans une gated communauty est d’abord un signe d’ascension sociale tandis qu’en Inde ce sont des considérations environnementales qui poussent les plus fortunés à aller vivre dans une résidence sécurisée. En Afrique du sud ou au Brésil, en revanche, c’est l’insécurité qui a fait la fortune des promoteurs des gated commnauty.

Au final, le résultat est le même : les résidences protégées font « ville à part ». Elles constituent des villes dans la ville, ou plutôt des villes à deux vitesses qui ne feront qu’accélérer la segmentation sociale. Faut-il s’en réjouir ?

Les « impasses en hauteur »

Au rayon des « trouvailles » des urbanistes et des architectes qui minent les villes Thierry Paquot en distingue deux autres : les « grands projets » - dont celui du Grand Paris qu’il juge non sans de solides arguments daté et archaïque – et le gratte-ciel.

La Tour triangle

A l’heure où la maire de Paris, Anne Hidalgo, entend faire sortir de terre dans l’ouest parisien la tour Triangle (180 mètres de hauteur) il n’est pas inutile de lire les pages consacrées par Paquot à ce qu’il appelle les « impasses en hauteur ». Elles sont sans appel. Parler de tours « écologiques », de « qualité environnementale » à leur propos, comme on peut le lire ici ou là, est, pour l’auteur, une escroquerie intellectuelle.

Car elles sont coûteuses à la construction (un mètre carré d’une tour coûte au minimum 20 % plus cher qu’un mètre carré d’un immeuble classique) comme à l’entretien, et énergivores au possible. Alors que le Grenelle de l’environnement recommande d’atteindre un plafond de consommation énergétique de 50 kWh/m2/an les tours anciennes sont trente fois plus énergivores. Quant aux tours labellisées green tower leur consommation reste quinze fois supérieure au plafond du Grenelle.

Paquot avance un dernier argument contre la construction de gratte-ciels : on ne sait pas comment s’en débarrasser. S’il advient un jour que l’on veuille en démanteler une le chantier sera pharaonique, et peut-être impossible à mener.

Vue de l’esprit ? Tout le monde convient aujourd’hui que le boulevard périphérique parisien, naguère célébré comme un progrès, est devenu un obstacle à l’aménagement du tissu urbain. Mais personne ne sait comment le gommer du paysage. Faut-il courir un risque identique en construisant la tour Triangle ?


Désastres urbains. Les villes meurent aussi, de Thierry Paquot, Ed. La Découverte, 222 pages, 17,90 euros

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