Comme en Mai 68, tout est prêt pour un élan collectif, vital et nécessaire

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Mai 68, Gilets jaunes, coronavirus, mort de George Floyd… Autant de « convulsions » car la planète est aujourd’hui « au bord de la crise de nerfs », écrivent les auteurs de cette tribune. Qui ajoutent : « La dynamique qui s’est enclenchée en 68 doit, enfin, accoucher des ruptures effectives, entraperçues à l’époque, devenues vitales aujourd’hui ».
Jacques Brissaud, Frédéric Pagès, Olivier de La Soujeole, coauteurs de Mai 68 est devant nous (éd. Yves Michel, 2018).
« Je ne peux pas respirer… » Qui parle ? George Floyd ? [1] La planète ? Ces peuples pris dans l’étau et qui tournent dans « l’essoreuse à vies » ?... Nous-mêmes, menacés chaque jour par cette espèce de harcèlement existentiel qui nous incite à avancer en constant déséquilibre à la superficie des choses tandis que le discours dominant orchestre cette course ?
Aujourd’hui, qu’est-ce qui serait, qu’est-ce qui est révolutionnaire ? Ralentir… s’arrêter. Pour voir. Discerner. Écouter.
Ce qui relie, entre autres choses, Mai 68 et le moment singulier que nous venons de traverser, c’est, outre le caractère imprévisible de ces événements, cet arrêt ou ce quasi arrêt de l’agitation sociale et de l’affairement… et ce qui surgit, ce qui affleure à la faveur de cette pause.
Plus grave que la mort, la vie vaine, l’existence sans sens
Ce qui apparaît, une fois encore, c’est que l’humanité, le genre humain mondialisé est enrôlé, dans un état de semi-inconscience, dans une foire d’empoigne à l’appropriation et à l’accumulation, assortie d’une compétition toxique, qui mène à la mort. La mort au sens propre du terme, l’anéantissement physique par la maladie, l’empoisonnement, l’asphyxie ou la guerre, mais aussi la mort de l’instant goûté, de la vie savourée, de l’existence déployée. Car il y a plus grave que la mort, c’est la non-vie dans la laideur et la souffrance, dans le mensonge et l’aliénation, dans le somnambulisme et l’hallucination. La vie vaine, l’existence sans sens.
En 2018, pour baptiser notre livre des 50 ans, nous avons proposé ce titre qui peut sonner comme un mot d’ordre : Mai 68 est devant nous.
Sur le moment, les commémorations officielles ont empêché d’apercevoir ce que l’élan collectif et créatif, vital et nécessaire qui s’est manifesté il y a un demi-siècle pouvait avoir d’inspirant et d’opérant dans la période que nous traversons.
Mais, significativement, juste après cet « anniversaire » et puis maintenant, plusieurs épisodes intenses sont venus rappeler avec force ce que la transgression inspirée de 68 pouvait contenir de prophétique. En France, ce fut d’abord l’insurrection des Gilets jaunes, avec la mise en évidence de la précarisation perverse d’un nombre grandissant de travailleurs dans un monde riche. Aujourd’hui, mondialement, c’est la pandémie du coronavirus avec son post-scriptum : les émeutes et mouvements qui ont suivi le meurtre en direct de George Floyd par un policier à Minneapolis. En attendant d’autres convulsions car la planète est aujourd’hui « au bord de la crise de nerfs », et la moindre étincelle peut mettre le feu aux poudres. « Mai 68 est devant nous » : nous ne pensions pas que les événements allaient nous donner raison si vite.

Parvenir vite, et internationalement, à des prises de conscience
Outre ce moment de pause dû à la pandémie, quelle est la filiation de ces commotions avec ce qui s’est passé il y a cinquante ans, particulièrement en France, mais aussi dans d’autres pays ? Mai 68 a inauguré un nouveau cycle de révolutions dans l’histoire de l’humanité. Il ne s’agit plus tant, prioritairement, d’affrontements pour le contrôle militaire du pouvoir central, mais d’abord d’un réveil contagieux et d’une insurrection des consciences. En ce sens, par exemple, le genou à terre de certains policiers américains est un geste proprement révolutionnaire.
Et maintenant ? Après ces trois mois d’entracte et alors que la pandémie est loin d’être maîtrisée, nos sociétés vont-elles s’appauvrir de ce que cet épisode aura affaibli ou détruit et va détruire encore, notamment par le jeu des faillites en cascade, ou bien vont-elles s’enrichir de ce que ce moment va permettre d’impulser en matière de changements profonds, salutaires, inéluctables ? Tout l’enjeu aujourd’hui est de parvenir rapidement, et internationalement, à des traductions concrètes encore plus effectives des prises de conscience qui se sont fait jour, dans les domaines écologiques, sociaux, économiques, éducatifs… pour inaugurer des logiques différentes, de nouvelles convivialités, des synergies inédites.
Identifier ce qui empêche les mutations indispensables
Des tentatives existent, des réalisations sont en cours, mais ça n’est pas tant un programme prédéterminé qu’il faut essayer de faire passer à tout prix dans la réalité qu’une énergie créative qu’il faut libérer. La révolution dont il s’agit « n’est pas un projet. Elle est une dynamique propre qui s’impose d’elle-même, un mouvement créant sa propre idéologie et ses modes d’action » [2], fabricant ses outils et ses instruments à mesure des nécessités, comme en temps de crise aiguë. Et nous sommes en crise aiguë… Bien entendu, ce mode opératoire requiert compétence, honnêteté et lucidité, à commencer par la lucidité sur soi-même.

Car il convient aussi d’identifier ce qui empêche les mutations indispensables. Pourquoi tardons-nous tant à prendre les mesures qui s’imposent en matière de menace climatique, par exemple ? Pourquoi acceptons-nous avec une telle passivité la domination d’entreprises devenues monstrueuses qui se conduisent en prédateurs de la planète et faussent complètement le processus économique ? Par quels mécanismes pervers devenons-nous complices des verrous qui interdisent tout changement réel ? Et enfin, bien entendu, que signifient ces discriminations d’un autre âge devenues insupportables, symboles d’un monde rance, étriqué, morbide ?
Nous voici au pied du mur. Et la « fenêtre de tir » n’a jamais été plus favorable qu’il y a un demi-siècle. La dynamique qui s’est enclenchée en 68 doit maintenant, enfin, accoucher des ruptures effectives, entraperçues à l’époque, devenues vitales aujourd’hui. Rupture avec une logique socio-économique de « tout marché », rupture avec le principe de monarchie républicaine qui gouverne nos institutions en attente éternelle et infantile de l’homme ou de la femme providentiel, remise en cause de la pratique d’un enseignement globalement magistral et monologué face à un public d’élèves et d’étudiants récepteurs passifs, dénonciation, enfin, d’une vie culturelle et d’un débat politique conçus comme des spectacles auxquels la population, passive et dépossédée, assiste.
Pas par une révolution autoritaire, mais par la lame de fond d’une mutation profonde et solidaire, l’invention d’une autre façon de faire société, délivrée de ce harcèlement d’un jeu économique devenu fou qui mène, précisément, à l’asphyxie.
À Paris, New-York, Rome, Londres, Sydney, São Paulo… jeunes et moins jeunes défilent en pleine pandémie en scandant un « I can’t breathe » qu’on peut entendre de diverses manières. Par une synchronicité très significative, le destin tragique d’un homme discriminé figure la problématique de notre planète oppressée. Aspirations et énergies doivent maintenant converger afin que le genre humain trouve un nouveau souffle.
- Mai 68 est devant nous — L’actualité toujours brûlante des écrits de Mai, de Jacques Brissaud, Frédéric Pagès, Olivier De la Soujeole, éditions Yves Michel, Yves Michel, 224 p., 12 euros.
