Comment photographier le désastre écologique ?

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Culture et idéesDans un monde saturé d’images, photographier le bouleversement écologique pour générer une prise de conscience des êtres humains est un défi difficile à relever. Il faut éviter les écueils de la banalisation, de la mise à distance voire de l’occultation des informations.
Comment la photographie participe-t-elle à la prise de conscience du changement climatique ? Dans quelle mesure permet-elle de comprendre que le désastre écologique est surtout un désastre humain ? Comment favorise-t-elle l’indispensable transition écologique ? En tant que jeune photographe engagée dans les sujets écologiques et sociaux, ce sont des questions qui me taraudent, chaque jour. Et je sais ne pas être la seule.
Lors de la COP24, en décembre dernier, alors que les États du monde entier se réunissaient en Pologne et devaient s’accorder sur une feuille de route pour rester sous l’impératif des 1,5 °C de réchauffement mondial d’ici à la fin du siècle — ce qu’ils n’ont pas réussi à faire —, Hervé Kempf, le rédacteur en chef de Reporterre, m’a lancé un défi photographique : illustrer les 1,5 °C. Après plusieurs essais et remue-méninges, les résultats n’ont pas été satisfaisants. Au cœur de ce défi, il y avait une question fondamentale : comment le dérèglement climatique, cette problématique aussi protéiforme et impalpable, peut-il se photographier, et susciter un passage à l’action ?
« Le dégoût et la culpabilité ne sont pas des moteurs à l’action »
« Le changement climatique est un sujet traité fréquemment, et pourtant, si les manières d’en parler ont grandement évolué, les façons de l’illustrer sont restées fort statiques », peut-on lire en introduction de l’étude Des images et des actes. Et si on changeait de langage visuel sur le climat publiée en France en 2016 par Place2be. Mickael Dupré, chercheur en psychologie sociale de l’environnement explique : « Aujourd’hui, 98 % des Français se disent sensibles à l’environnement. Maintenant, l’enjeu est de renouveler les images pour un passage à l’action. Il n’y a pas vraiment de lien de cause à effets entre l’image de l’ours polaire sur sa banquise et le choix de faire du covoiturage. »
Alors que l’on observe depuis plusieurs mois une montée en puissance des mobilisations pour le climat en Europe — marches pour le climat, grèves des jeunes, actions de désobéissance civile —, cette question de la distance devient centrale dans l’approche photographique du changement climatique : « Ce n’est pas en montrant des choses à distance qu’on déclenche une réaction », affirme Mickaël Dupré. Qui ajoute : « L’étude Des images et des actes s’est concentrée sur les émotions déclenchées par un panel d’images et a démontré que le dégoût et la culpabilité ne sont pas des moteurs à l’action. Des images d’ordre négatif engendrent une “réactance”, c’est-à-dire un mécanisme de défense psychologique qui nous fait aller à contre-courant quand on sent qu’il va y avoir une nuisance à notre liberté. » Résultat : on chercherait dans les images des émotions positives beaucoup plus susceptibles de nous faire passer à l’action. En définitive, les photographies qui ont symbolisé jusqu’ici le dérèglement climatique ont joué un rôle de sensibilisation mais n’ont pas vraiment provoqué un passage à l’action des humains pour relever ce défi majeur du XXIe siècle. En d’autres termes : l’ours polaire sur sa banquise qui fond, c’est tragique, mais c’est loin de nous et ça ne nous fait pas vraiment réagir.
Dans une société qui s’enferre dans le désastre écologique et dans un contexte de mutation du métier de photojournaliste — en dix ans, le nombre de photojournalistes possédant une carte de presse a baissé de près de 45 % —, des photographes cherchent à renouveler leur approche photographique.
« J’ai souvent trouvé, sans jugement, que les sujets photographiques environnementaux étaient très beaux, très contemplatifs, une sorte de lettre d’amour à la planète. On avait beau voir un ours blanc sur sa banquise, ça n’opérait pas. J’ai l’impression qu’il est plus marquant de voir les ours dans ce village russe », explique Samuel Bollendorff, photographe membre de l’agence Œil public de 1999 à sa fermeture en 2010 et qui a récemment publié avec Le Monde, un projet intitulé Contaminations, un tour du monde de zones contaminées au XXIe siècle par les industries chimiques, minières ou nucléaires.
« On continue nos vies comme si on n’avait rien vu parce qu’on ne peut pas le supporter »
Un constat partagé par Samuel Turpin, collaborateur de l’agence Gamma qui a développé le projet Humans and Climate Change Stories, dont l’objectif est de documenter les effets du dérèglement climatique sur les vies de douze familles dans douze pays du monde pendant dix ans : « Jusqu’à peu, ce que je voyais dans le traitement et le langage journalistique parlait peu des êtres humains. Alors que l’enjeu n’est pas l’existence de la planète mais la survie des humains sur cette planète. La photographie environnementale montre généralement les belles choses en disant qu’il faut les protéger et les préserver. Avec Humans and Climate Change Stories, on a choisi un autre positionnement : celui de la place de l’Homme dans son environnement. »

L’effet repoussoir produit par des photographies dramatiques et catastrophistes, tel que décrit dans l’étude Des images et des actes, est confirmé par les expériences de Samuel Turpin et de Samuel Bollendorff : « Pendant quinze ans, avec Gamma, j’ai couvert des zones de conflits, explique le premier, et en réalité, les gens finissent par détourner les regards des images de guerre. On ne veut plus les voir, on continue nos vies comme si on n’avait rien vu parce qu’on ne peut pas le supporter. Avec le climat, c’est le même mécanisme. » Pour le second, qui a beaucoup travaillé sur les précarités sociales, le même effet s’observe quand les sujets sont proches : « Des gens meurent en bas de chez nous, dans la rue, et je me suis toujours dit que les photos de SDF ne servaient à rien, parce que, en réalité, on fabrique des réflexes de protection (…) Être informé ne suffit pas, il faut convoquer la conscience des gens sur ce qu’ils savent déjà et chercher à les affecter. »

Pour Jéromine Derigny, c’est par les émotions positives en mettant en lumière les initiatives citoyennes qu’on va mettre les gens en mouvement. Paradoxalement, la photographe souligne qu’il est toujours difficile de publier des sujets positifs dans les médias de masse : « Il y a six ans, j’ai proposé un sujet sur les Amap à un journal national et on m’a répondu que j’étais trop avant-gardiste, qu’il fallait que je revienne dans quelques années. Ça commence à changer, mais ça reste compliqué. »

La photographie a clairement connu un virage dans les années 2000 avec les mutations numériques et la crise de la presse : « Comme tout le monde, j’ai eu de plus en plus de difficultés à produire des reportages au long cours, et j’ai constaté que la presse pouvait prendre une de mes photos, y mettre une légende, et lui faire dire l’inverse de mon propos », explique Samuel Bollendorff, en précisant : « Cette idée qu’avait Robert Capa que la photo peut tout dire était vraie au XXe siècle ! Les usages ont changé. Maintenant, il faut l’accompagner. » Avec son projet Humans and Climate Change Stories, Samuel Turpin a également compris qu’il fallait prendre ce virage et développer des projets multimédias, surtout quand on traite des effets du changement climatique : « Le changement climatique a des conséquences à long terme, et, en photographie, ce changement lent ne se voit pas. Il faut donc multiplier les langages et accompagner les photographies de sons ou de textes. »

La première Rencontre de l’écologie, organisée par Reporterre, s’intitule « L’écologie vue par les photographes ». Elle se déroulera le 13 avril 2019. Dans une société où les photographies sont devenues omniprésentes, notamment avec l’explosion des réseaux sociaux, quel rôle joue la photographie dans l’enjeu majeur du XXIe siècle qu’est l’écologie ?