Contre le grand gaspillage électronique, elles et ils rendent sexy la réutilisation des objets

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Numérique DéchetsChaque année, on fiche à la poubelle en France 40 millions d’appareils électroniques [2]. Des ingénieurs - ou pas - ont décidé de combattre ce phénomène d’obsolescence pour augmenter la durée de vie des objets. Reporterre dresse le portrait de ces hackers de l’inutile.
« Rendre sexy ces appareils de seconde main, que l’on en soit fier, que cela devienne la norme ! »

À deux pas du centre Georges Pompidou, à Paris, un vaste open space flambant neuf en rez-de-chaussée, pierres apparentes et design soigné. Back Market a tout le profil de la jeune pousse modèle du numérique. Les vingt personnes qui s’y activent ont pour objectif de vendre un maximum d’appareils électroniques : du grille-pain à l’appareil photo, du lave-linge à l’iPhone 6S, on trouve tout sur le site internet. Sauf qu’à la différence des sites de la grande distribution, tous ces produits ont déjà servi.
« On s’est rendu compte que certains industriels ne savaient pas comment revendre le matériel reconditionné, raconte Vianney Vaute, l’un des trois associés. L’idée était donc de développer une plateforme pour mettre en relation ces usines et les consommateurs. » Le trentenaire a fait ses classes dans la grande agence de communication Havas. « Je vendais des crèmes de beauté… J’ai fait une overdose. Je fabriquais de l’obsolescence psychologique, je créais du désir à partir de produits pas vraiment nouveaux », confesse-t-il en souriant.

Quand l’un de ses amis lui soumet le projet, il fonce et décide de mettre à profit cet arsenal de « pubard », comme il dit, pour s’attaquer à la consommation de masse. 633 millions d’équipements électriques et électroniques ont été mis sur le marché en 2014. Pour lutter contre ce phénomène en vendant des produits d’occasion, l’entreprise doit toucher tout le monde. « Mon rôle, insiste Vianney, c’est de rendre sexy ces appareils de seconde main, que l’on en soit fier, que cela devienne la norme ! »
Depuis sa mise en ligne il y a deux ans, le bébé a grandi. Très vite. De trois millions d’euros de transactions effectuées sur le site l’an dernier, il en projette vingt millions pour 2016. « On aura bientôt atteint le cent millième produit reconditionné vendu sur la plateforme. » Vianney confie pourtant que, deux ans plus tôt, les trois fondateurs de Back Market n’avaient d’autres actes écolos que le tri des déchets. Aujourd’hui, ils aimeraient aller encore plus loin pour lutter contre l’opacité qui entoure la filière des déchets électroniques. Récemment, ils ont interrogé une partie des industriels avec lesquels ils travaillent : « D’où viennent les composants qui servent à la réparation et où vont ceux qui sont cassés, comme les batteries ou les écrans ? » Aucun n’a su ou voulu répondre à ces questions. « On a bien conscience que pour avoir des réponses, il nous faut devenir un acteur incontournable. »
« Les valeurs écolos devraient guider chaque fabricant informatique »

Avant le réemploi, certains pensent à créer pour durer. Le Lyonnais Alexandre Maurin est de ceux-là. En janvier dernier, avec deux compères il lance M2 pour fabriquer des ordinateurs durables. Le symbole de cette lutte contre l’obsolescence programmée, pour lui, est un disque dur interne qu’il pose fièrement sur la table. « C’est la mémoire, il stocke toutes nos données, mais c’est surtout l’essentiel de notre ordinateur. Il doit être de très bonne qualité. J’espère que demain, on pourra modifier toute la carcasse autour comme on le souhaite. Pour l’adapter à nos besoins. »
Ils n’en sont pas encore au montage de l’ordinateur portable durable et sur-mesure. En revanche leurs ordinateurs de bureau écoconçus durent au moins dix ans, assure l’ingénieur de 25 ans. Les composants et le travail d’assemblage au cas par cas coûtent un peu plus cher au départ. Compter 1000 euros pour un équipement complet avec un très bon écran pour les amateurs de jeux vidéo. « L’ordinateur démarre en cinq secondes, précise Alexandre et il est garanti cinq ans. » Et réparable au-delà.
Un ordinateur durable à l’image du Fairphone, du nom du téléphone écoconçu ? De lui-même, Alexandre évoque cette entreprise. Il aimerait pouvoir aller, lui aussi, contrôler au mieux l’origine des minerais utilisés dans ses machines. « On sait que tous nos produits viennent des mines du Congo et d’Asie. C’est un immense enjeu humain et environnemental. » Il s’arrête de parler quelques secondes. « On n’a pas encore de marge de négociation sur ce point-là. » Et assure aussitôt : « Mais, à notre humble échelle, on n’externalisera ni le SAV, ni la réparation ou l’assemblage. »
Après un an d’existence, les trois associés s’apprêtent à recruter leur premier employé en CDI. Chacun se paie un Smic. « Je suis loin de mon premier salaire d’ingénieur, mais je ne suis pas à plaindre, insiste-t-il. L’argent est un outil fait pour circuler. Je vis avec ce dont j’ai besoin. » Le plus important, ce sont « les valeurs écolos qui devraient guider chaque fabricant informatique ».
Une utopie ? Le double diplômé de philosophie et d’informatique répond aussi sec : « Bien sûr que c’est possible. L’informatique est un outil qui n’est ni bon ni mauvais et je ne pense pas que l’homme y renonce un jour. » Pour le jeune bidouilleur, l’important, c’est non seulement comment c’est fabriqué, mais aussi ce que l’on en fait. « On commence une expérience démocratique plus horizontale grâce à internet. Je ne crois plus en la suprématie des chefs d’États ou d’entreprises. » À quand des employés qui décideraient eux-mêmes d’œuvrer pour la durabilité de ces outils informatiques ?
« Il suffit d’une simple ligne de code pour tout faire ramer »

Ce matin-là, une quinzaine de cadres de Pôle emploi écoutent attentivement Frédéric Bordage sur son sujet de prédilection : l’obsolescence logicielle. Il y a dix ans, l’orateur pensait déjà à l’impact écolo de son métier d’informaticien, sans savoir comment faire bouger les lignes. « Et puis, j’ai eu un accident de parapente en 2006, confie-t-il. J’ai mis six mois à me reconstruire. Il a fallu trouver des repères. » Parmi eux, la mise en pratique de ses idées. Il décide de se donner à temps plein à la création d’un nouvel outil en ligne pour lutter contre l’informatique jetable.
Son projet, au doux nom de « Green IT » — à prononcer « ail ti », pour « numérique », en français — est connu dans le milieu de la « tech ». L’arme de Frédéric : sensibiliser les entreprises et leurs salariés à la conception de logiciels et de sites internet légers, le meilleur moyen d’allonger la durée de vie de nos ordinateurs. Les programmes que nous utilisons sont surdimensionnés. « Word, par exemple, mobilise des centaines de possibilités alors que seule une dizaine sont vraiment utilisées. » Résultat : ça plante et on change de matériel. « Les fabricants ont tout intérêt à ce que l’on achète du neuf. C’est une stratégie marketing. Il suffit d’une simple ligne de code pour tout faire ramer. »
La majorité des entreprises avec lesquelles il travaille sont les anciens monopoles d’État et institutions publiques : La Poste, la Caisse des dépôts et consignations, RTE... « Peut-être une culture du bien commun ? » avance-t-il. À Pôle emploi, il a trouvé un allié de poids sur le plan de la sobriété : Jean-Christophe Chaussat, le responsable développement durable de la direction informatique. Oui, ce poste existe, et l’homme se révèle efficace et précis quand il est question des 50.000 ordinateurs de l’institution : « On les garde quatre ou cinq ans, pas trop pour qu’ils puissent profiter à d’autres. Nous voulons que ce matériel soit remis en état par des personnes à la recherche d’emploi et qu’ils servent ensuite à ceux qui n’ont pas forcément les moyens d’acheter du neuf. » Près de 70 % du matériel file directement vers les filières de réparation de l’économie sociale et solidaire. Les Ateliers sans frontières et les Ateliers du bocage, qui les réparent et les revendent ensuite à des associations.
Certaines entreprises n’ont pas cette culture du bien commun. Un célèbre opérateur de téléphonie mobile a par exemple décidé du jour au lendemain de mettre fin à ses partenariats avec les Ateliers du bocage pour délocaliser le reconditionnement des téléphones hors de France.
L’autre limite au sein de Pôle emploi, comme partout, c’est cette bonne vieille culture du neuf : « On n’achète pas encore des ordinateurs d’occasion. Pour un agent, ce serait perçu comme un mépris de lui fournir ce type de matériel », regrette le monsieur Environnement de l’établissement public. Frédéric bondit. Lui a commencé à sensibiliser sa fille dès le berceau, en réclamant pour sa naissance uniquement des jouets en bois et d’occasion : « Il faut arrêter le tout techno ! On oublie que l’innovation — terme très en vogue — doit être avant tout sociale et environnementale. » D’ailleurs, des expériences alliant ces deux principes existent déjà en France.
« La seule recyclerie, à ma connaissance, qui existe dans un lycée »

En ce premier samedi d’octobre, dans le sud de la capitale, portes ouvertes au lycée Lazare Ponticelli. Antony répare la vieille PlayStation d’une camarade dans une pièce aux allures d’entrepôt. C’est l’un des élèves du PIL, le pôle innovant lycéen, des classes de transition pour des élèves décrocheurs, niveau fin de collège / début de lycée. « C’est un parcours qui n’existe qu’ici », lance Benoît Cornet, l’un des initiateurs de ce programme un peu spécial, pensé comme un tremplin pour les jeunes.
L’idée, c’est de réparer pour réinsérer ces élèves en échec scolaire. Pendant un an, une quarantaine, répartis en deux classes, suivent des cours généraux le matin (français, anglais, maths…) et des ateliers de réparation l’après-midi. Du matériel électronique principalement, mais aussi du mobilier, des vélos…
Mais attention : « On ne forme pas des réparateurs, ces compétences sont très utiles pour la vie d’après, précise l’enseignant. Dans les classes classiques, certains jeunes ont du mal à développer leurs compétences. Elles se révèlent en atelier. Ils se rendent comptent qu’ils savent présenter un projet, négocier, se servir de leurs mains. »
Un aspirateur vient de redémarrer. La salle applaudit. « Bravo ! » lance Benoît avant de poursuivre. « Cette histoire a commencé au début des années 2000. On avait récupéré plein d’ordinateurs auprès d’entreprises de la région pour les réparer et les envoyer dans des écoles sénégalaises. On décortiquait ceux qui n’étaient pas réparables et on revendait les métaux aux ferrailleurs pour financer les voyages. »
L’équipe du lycée reçoit toujours plus de matériel informatique en panne. Mais, vers 2008-2009, le projet au Sénégal s’arrête à cause de l’insécurité dans la région concernée. L’équipe du lycée Lazare se tourne alors vers les associations locales ayant la même optique, comme Repair Café, et met en place des ateliers de coréparation entre élèves et habitants. « C’est là qu’on a décidé de créer la recyclerie, la seule à ma connaissance qui existe dans un lycée. »
Dans cette immense pièce, version électronique de la caverne d’Ali Baba, les fils gainés débordent des cartons et les étagères regorgent d’appareils classés par type, où chaque pièce peut servir. Pourquoi se sont-ils arrêtés de fonctionner ? Benoît liste trois types d’obsolescence programmée : la mauvaise qualité du matériel utilisé ; les obstacles incompréhensibles à la réparation, comme les vis sans tête des cafetières à capsules ; les combines d’industriels, comme avec les imprimantes conçues pour s’arrêter au bout d’un nombre bien précis de copies.
Laure surgit devant nous alors que l’on poursuit la visite. L’ancienne élève du PIL a trouvé son bonheur dans ce bazar organisé l’année dernière : des appareils photo qu’elle a réparés et qui lui servent aujourd’hui pour son bac pro photographie. Celle qui refusait de participer aux ateliers quand elle a débarqué en plein milieu d’année « a bien changé », nous souffle Nadège, l’une de ses anciennes profs. « Ils arrivent souvent avec un vrai savoir-faire, mais ils n’en ont pas conscience. On est surtout là pour leur redonner confiance ! » À l’issue de cette année, la plupart des élèves intègrent des parcours de formations professionnelles. Quand la lutte contre l’obsolescence programmée relance le parcours de jeunes déscolarisés, alors on se dit qu’on peut encore rêver.
REPÈRE
- Un Français consomme en moyenne 25,8 kilos d’équipements électriques et électroniques par an et en jette 21,1 kilos dans la même année.