Couvre-feu, confinement… Le triomphe des plateformes de livraison

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Emploi et travail Covid-19Les restrictions sanitaires liées au Covid ont fait exploser le nombre de restaurants inscrits sur les plateformes de livraison, telles Deliveroo ou Uber Eats. « On dépend d’elles pour survivre », dit un kébabier. « On est fatigués », disent les coursiers. Des voix s’élèvent pour une « livraison éthique ».
Souvenez-vous : le 16 janvier, un vent de panique — mêlé de gros flocons de neige — s’abattait sur l’Île-de-France. Était-ce en raison du couvre-feu instauré ce jour-là ou parce qu’il était très compliqué de se faire livrer à manger via les plateformes stars de la foodtech, Deliveroo et Uber Eats ? Sans doute un peu des deux. Comme le soulignait Le Parisien, ce soir-là, le niveau de commandes à Uber Eats était si élevé que l’algorithme répartissant les livraisons était dépassé et que les coursiers disponibles ne pouvaient absorber la demande dans un contexte météorologique dangereux.
La crise sanitaire et son lot de restrictions — confinement, couvre-feu...— fait le bonheur des plateformes de foodtech [1]. Manon Guignard, responsable de la communication d’Uber Eats, indique à Reporterre qu’entre mars et juin 2020 « les inscriptions de nouveaux restaurants ont plus que doublé ». Soit cinq mille inscriptions en quatre mois, pour un total de vingt-cinq mille établissements affiliés aujourd’hui. Leur activité a par ailleurs doublé au deuxième trimestre 2020 comparé à celui de 2019. Quid du second confinement et du couvre-feu ? Il est « trop tôt pour estimer leur impact sur notre activité » poursuit Manon Guignard, qui remarque tout de même « une nouvelle typologie de clients » (les familles) et de nouveaux marchés (supermarchés, épiceries...)

Quant à Deliveroo, son chiffre d’affaires a grimpé de 62 % en 2019 (et atteint 772 millions de livres soit 868 millions d’euros), continue de croître en 2020 et l’entreprise pourrait être introduite en bourse en avril avec une valorisation oscillant entre cinq et huit milliards de livres. Le responsable de la communication Damien Stéffan explique à Reporterre qu’en un an, huit mille restaurants et commerces ont rejoint la plateforme, pour un total de vingt mille aujourd’hui en France. Il voit dans cette « activité très soutenue pour 2020 l’effet de deux tendances conjuguées » :
- de nouvelles habitudes de restauration et « une conversion des restaurateurs vers la vente en ligne »,
- un « effet conjoncturel lié à la crise sanitaire » car « la livraison a joué un rôle vital dans le secteur de la restauration ».
« Avec la pandémie, pour survivre, on dépend de ces plateformes »
L’affable patron d’un kebab du 18e arrondissement de Paris ne dit pas le contraire. Avec une pointe de mélancolie, il désigne la rue vide devant ses locaux : « Avec la pandémie, on n’a plus le choix. Pour survivre, on dépend de ces plateformes. Je n’ai pas les moyens de payer des scooters pour livrer. Sans elles, on est coincés. J’ai prévu de m’inscrire pour pouvoir travailler jusqu’à 22 h. » D’ailleurs, pandémie ou non, « beaucoup de clients veulent qu’on livre ».
De l’avis d’un coursier rencontré devant le restaurant Le Petit Cambodge, dans le 10e arrondissement de Paris, il y a en effet beaucoup de boulot ces jours-ci. Ce soir là, sous la pluie, ils étaient au moins vingt à attendre des commandes. La conversation se tient en anglais : ce jeune homme sans-papiers sous-loue son compte à un ami afin de pouvoir travailler — par peur, il ne nous dira pas pour quelle plateforme. La situation est loin d’être rare, et vaut nombre de critiques à ces multinationales accusées d’exploiter des autoentrepreneurs déjà ultraprécaires. Le coursier avec qui nous parlons est exténué :
C’est très difficile. Je bosse douze heures par jour, il fait très froid, et avec les rues vides le soir, dans certains coins, on ne se sent pas en sécurité. »
Rencontré alors qu’il attend de récupérer sa livraison devant un resto près de République, Boubacar, 26 ans, abonde en ce sens : « Je pense bientôt arrêter Deliveroo. » Il utilise des Vélib’, les vélos en libre-service de la ville de Paris : « Certains sont à moitié cassés, donc c’est dur de rouler. » Son sac isotherme est estampillé Picard, une entreprise qui a commencé à travailler avec Deliveroo, à Paris, en janvier, tout comme Carrefour ou Monoprix. Il y a un souci avec la commande, il prend donc du retard et s’en inquiète : « Je vais avoir une mauvaise note. »

Pendant notre discussion, toutes les deux minutes, des coursiers arrivent pour récupérer d’autres plats. À l’intérieur du restaurant, les sacs contenant les mets en question s’accumulent à un rythme effréné. Un employé de cet établissement l’assure : « Sans les plateformes et les livraisons, on serait mal : là, ça nous permet d’à peu près rentrer dans nos frais et de maintenir notre staff. » Il a cependant conscience que ce n’est pas le cas de tous. « Ça fait longtemps que l’on bosse avec eux, donc on est rodés. Les nouveaux inscrits, eux, ont souvent des bugs, ce qui finit par bloquer toute la chaîne de livraison. » Le patron d’un traiteur du 18e arrondissement de Paris, qui souligne comment « ces pauvres livreurs n’ont pas le choix et comment ces grosses boîtes en profitent », est d’accord : « J’ai arrêté les plateformes, trop compliquées à gérer. Et puis la commission prélevée [de 25 à 30 %] est trop élevée. »
Chez Uber Eats, tout en disant « comprendre » la problématique pour les restaurants et les commerçants, Manon Guignard argue que la commission permet de « faire fonctionner l’application », par l’inscription des restos ou les campagnes marketing. Frais d’activation gratuits, zéro commission pour le click & collect… Elle renvoie aux « initiatives mises en place pour soutenir l’activité des restaurants et livreurs » pendant le premier confinement et depuis le 30 octobre 2020. Même discours chez Deliveroo, qui évoque des mesures similaires. Damien Stéffan dit à Reporterre qu’il « est convaincu que le prix de la commission est juste et que les restaurants s’y retrouvent », que ce soit en terme de visibilité ou de coûts. « En temps normal, un restaurant affilié à Deliveroo peut voir son chiffre d’affaires progresser jusqu’à 30 %. En temps de crise, lorsque la livraison est la seule solution, elle peut représenter 100 % du chiffre d’affaires », dit-il, certifiant que l’entreprise ne souhaite pas travailler « au détriment des restaurants, mais grâce à eux et avec eux ».
« Deliveroo et Uber Eats ont recruté massivement des coursiers, qui, par un effet d’inflation, ont moins de commandes chacun »
Pour Jérôme Pimot, cofondateur du Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap), ces initiatives de soutien relèvent plutôt du « marketing » : « Ces produits d’appel ne leur coûtent quasiment rien, et des restos avec le couteau sous la gorge signent et se retrouvent ensuite captifs. » Selon lui, la crise sanitaire « profite aux plateformes et aux grosses enseignes de fast-food et d’alimentation, qui ont déjà les “process” de fabrication et d’organisation, à la différence des petits restos qui margent sur trois aspects : le service en salle, l’alcool et le café, qui ne rentrent pas ou peu dans le cadre de livraisons. Du coup, certains préfèrent rester fermés et, si c’est possible, toucher les aides de l’État. »
En revanche, selon le militant anti-ubérisation, cela ne fait pas les affaires des livreurs : « Deliveroo et Uber Eats ont recruté massivement des coursiers [plus de cinq millle, pour Uber Eats entre mai et juin 2020, plus de trois mille pour Deliveroo en 2020], qui, par un effet d’inflation, ont moins de commandes chacun. Les plateformes, elles, continuent d’empocher leurs commissions. »

En plus des actions du Clap, le secteur semble bouger : Just Eat, autre acteur de cette activité, vient d’annoncer vouloir embaucher quatre mille cinq cents coursiers en CDI en 2021. En outre, fin novembre 2020, plus de cent restaurateurs et coopératives salariant leurs livreurs (Olvo, Les Coursiers stéphanois…), regroupés au sein du Collectif livraison éthique, ont publié une tribune enjoignant « les autorités politiques à réglementer des plateformes délétères pour tous, sauf pour elles-mêmes » et s’inquiétant que, sur le long terme, on passe « du restaurant virtuel à plus de restaurant du tout ». Et de proposer : « Refusons ces plateformes, choisissons des alternatives, pédalons, marchons jusqu’à nos restaurants. Restaurons nos chefs et nos livreurs. »