Dans les Pyrénées, des industriels veulent capturer des millions de tonnes de CO₂

Le gisement gazier de Lacq, dans le Béarn, est visé pour recueillir le carbone capturé. - CC BY-SA 3.0 / Jean Michel Etchecolonea / Wikimedia Commons
Le gisement gazier de Lacq, dans le Béarn, est visé pour recueillir le carbone capturé. - CC BY-SA 3.0 / Jean Michel Etchecolonea / Wikimedia Commons
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Climat ÉconomieLe projet Pycasso, soutenu par de grands industriels, vise à capter et stocker un million de tonnes de CO₂ d’ici 2030. Son efficacité reste très discutée.
Jusqu’ici peu concernée par les chantiers de géo-ingénierie, la France entrera dans la course au captage de CO₂ à l’horizon 2030 avec le projet Pycasso. Programme titanesque inspiré des technologies existantes dites CCUS (« Carbon Capture, Utilization, and Storage »), il consistera à capturer, stocker et réutiliser le CO₂ pour une durée minimale de cinquante ans sur tout le quart sud-ouest français et le nord de l’Espagne.
Aspiré à la sortie des cheminées industrielles ou dans l’air, le CO₂ sera transporté via des pipelines irriguant le quadrilatère franco-espagnol Bordeaux-Toulouse-Saragosse-Bilbao, puis enfoui dans d’anciens gisements d’hydrocarbures.
La promesse affichée ? Réduire le réchauffement climatique en captant 1 million de tonnes de CO₂ par an. « Ce n’est même pas ce qu’émettent chaque année les deux roues motorisés en France », relativise Pierre Gilbert, chercheur à l’Institut Rousseau et auteur de Géomimétisme : réguler le changement climatique grâce à la nature (Les Petits Matins, 2020). Une goutte d’eau face à la dizaine de millions de tonnes rejetées par les industriels de la région.

Déjà à l’œuvre dans une vingtaine de projets dans le monde, les résultats de captage de CO₂ ne sont pas aussi fructueux qu’attendu. À Dunkerque (Nord), l’expérimentation sur une cheminée d’Arcelor Mittal est particulièrement décevante : 4 000 tonnes de CO₂ ont été capturées depuis mars 2022… sur les 11 millions de tonnes annuelles émises.
À cela s’ajoute le besoin en énergie de cette technologie : « Il faut au minimum 300 ou 400 kilowatts-heure d’électricité pour capter 1 kilogramme de CO₂. C’est un procédé très énergivore, qui suit le principe suivant : il faut une nouvelle centrale à charbon pour décarboner les quatre premières », explique Éric Bergé, chef de projet industrie lourde du Shift Project. Selon lui, la France ne dispose pas de suffisamment d’électricité pour généraliser ce dispositif.
Quant au réseau de transport du CO₂ prévu, il alourdit le bilan carbone du projet. « Des pipelines en acier sur des centaines de kilomètres seront nécessaires pour compléter le réseau souterrain existant. Elles représentent une énergie grise non négligeable », précise Pierre Gilbert. Rien que pour la liaison interrégionale vers les Hautes-Pyrénées, « ce sera de l’ordre de 150 km de nouvelles canalisations », selon Jean-Loup Minebois, directeur du projet Pycasso.
« Plus de questions que de réponses sur la question du bilan carbone de la technologie »
Une réalité qui interroge aussi les acteurs du projet : « Pour le moment, nous avons plus de questions que de réponses sur la question du bilan carbone de la technologie », admet auprès de Reporterre Jean-Loup Minebois.
Total avait pourtant mené une expérimentation concluante, selon lui, en juin 2009. L’entreprise avait notamment démontré la faisabilité stocker 50 000 tonnes de CO₂ dans un gisement gazier « déplété » à Jurançon dans le Béarn.
« Ce démonstrateur a permis de tester pour la première fois à l’échelle européenne une chaîne complète de captage-transport-stockage de CO₂. Mais les quantités de gaz injectées restent modestes par rapport aux gigatonnes qui seront nécessaires pour atteindre les objectifs en matière de climat », précise Bénédicte Ménez, géobiologiste à l’Institut de physique du globe de Paris.

Pour 2030, c’est le gisement gazier de Lacq, appelé le Texas béarnais, qui est visé pour recueillir le carbone capturé. À l’époque de l’expérimentation, l’association Côteaux Jurançon Environnement alertait déjà sur les risques de microséismes induits par l’injection du CO₂ dans la région du bassin de Lacq.
Un avis partagé par Guy Sénacher, sismologue et professeur à l’université de Pau : « Dans toutes les zones où l’on retire ou dans lesquelles on injecte un fluide, la sismicité perdure. Enfouir du CO₂ dans le bassin de Lacq va naturellement entraîner une nouvelle sismicité. » Quant à l’option du stockage en mer, des études montrent que le CO₂ dissous pourrait ronger les cavités rocheuses. « Il est complexe d’anticiper les interactions entre ce CO₂ et les écosystèmes profonds », prévient Bénédicte Ménez.
Si le stockage n’est pas une fin en soi pour les acteurs du projet Pycasso, la réutilisation du CO₂ pose également question. « À partir du CO₂, nous pouvons créer des biocarburants, fertiliser l’air en serre agricole, gazéifier des boissons », dit Jean-Loup Minebois.
Fertilisation et intérêts financiers
À Alméria en Espagne, les serres sont par exemple fertilisées grâce au gaz carbonique de raffineries pour favoriser la culture d’espèces végétales à croissance rapide. La combinaison du carbone et de l’hydrogène pourrait également produire du méthane — 28 fois plus réchauffant que le CO2 — ou du méthanol, avec possibilité de le « valoriser » comme combustible pour le chauffage de bâtiments résidentiels et commerciaux.
Parmi les soutiens financiers du projet Pycasso, le cimentier Lafarge, l’aciériste Arcelor Mittal et l’entreprise pétrogazière espagnol Repsol. Présenté comme une solution pour freiner l’emballement du réchauffement climatique, le captage de carbone est accusé d’écoblanchiment.
« Les industriels associés à ces projets se réfugient derrière le dernier rapport du Giec, qui présente ces techniques comme des solutions d’appoint », observe Pierre Gilbert. L’augmentation de la valeur financière de la tonne de carbone pourrait expliquer en partie cet engouement. « Il faut admettre que l’engagement des partenaires industriels n’est pas le même depuis que le prix de la tonne de CO₂ a grimpé ces dix dernières années », dit Bénédicte Ménez.

La marchandisation des émissions carbone ne semble pas préoccuper les responsables du projet Pycasso. « Nous avons bien conscience que tout cela attise les appétits », reconnaît Jean-Loup Minebois. Par ailleurs, les tonnes de CO₂ enfouies pourraient donner droit à des permis d’émissions supplémentaires, donc à des émissions atmosphériques équivalentes.
C’est déjà le cas en Islande, où l’entreprise suisse de captage Climeworks revend le CO₂ capturé à des sociétés comme Microsoft, qui compense ainsi son activité polluante. Le marché mondial de la capture du carbone devrait d’ailleurs atteindre environ 7 milliards de dollars en 2028.
« Technopragmatisme »
Malgré les limites observées, le projet peut se prévaloir de soutiens institutionnels, comme celui du Bureau de recherches géologiques et minières, qui suit l’avancement des travaux et partage son expertise. La région Nouvelle-Aquitaine subventionne quant à elle le programme Pycasso à hauteur de 50 000 euros par an. Pour les centaines de millions d’euros restants, les acteurs du projet comptent demander des subventions auprès de l’Union européenne.
« Pour les pouvoirs publics, le projet est séduisant, il renoue avec une philosophie industrielle révolue. L’engouement traduit bien la philosophie de nos gouvernements depuis vingt ans : le technopragmatisme face au réchauffement climatique », commente Pierre Gilbert. Il existe pourtant une méthode pour capter du carbone atmosphérique, qui semble faire consensus dans la communauté scientifique : celle naturellement mise en œuvre par les plantes, les arbres et les sols. Chaque année, 11 millions de tonnes de CO₂ sont ainsi capturées.