« Discrimination » : à Calais, les migrants passent après les réfugiés ukrainiens

Adam, sur le campement de « Old Lidl », à Calais. - © Julia Druelle/Reporterre
Adam, sur le campement de « Old Lidl », à Calais. - © Julia Druelle/Reporterre
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Ukraine MigrationsContrairement aux autres exilés à Calais, les réfugiés ukrainiens fuyant la guerre ont été pris en charge par la mairie. Une différence de traitement qu’associations ou personnalités jugent « hypocrite » et « discriminatoire ».
Calais (Pas-de-Calais), reportage
Le soleil brille, mais il fait un peu frais. Sur un banc face à la mer, Nataliia et Anatolii observent le ballet des ferries qui relient Calais à l’Angleterre. « C’est joli, ici », disent-ils dans un sourire.
« Soulagés » : c’est ainsi qu’ils définissent leur état d’esprit après avoir traversé l’Europe en voiture. Anatolii est Polonais, Nataliia est Ukrainienne. Il travaille depuis un an en Grande-Bretagne dans la construction. Quand la Russie a envahi l’Ukraine, Nataliia, originaire de la région de Ternopil, a rassemblé quelques affaires et est partie. Elle a mis deux jours à traverser la frontière polonaise, bloquée dans d’interminables bouchons. Anatolii était venu l’y chercher, et le couple s’est mis en route vers l’Angleterre.
« Je n’aurais jamais cru vivre ça un jour, dit Nataliia, calmement. Je ne sais pas ce qui va se passer maintenant, mais le plus important est que nous soyons en vie. » Ses parents, eux, sont toujours en Ukraine. « Ici, les gens sont très gentils avec nous. On nous a donné une chambre et nous sommes nourris. Nous en sommes extrêmement reconnaissants. »

Comme Anatolii et Nataliia, plus de 250 réfugiés ukrainiens désireux de se rendre en Angleterre se sont retrouvés bloqués à Calais ces quinze derniers jours, faute de visa valide. Le Royaume-Uni, qui ne fait plus partie de l’Union européenne, est le seul pays d’Europe à demander aux ressortissants ukrainiens d’être en possession d’un visa pour entrer sur son territoire. Ceux qui ne sont pas en règle sont refoulés à la frontière et priés de se rendre à Paris ou à Bruxelles pour déposer leurs empreintes digitales à l’ambassade. La procédure prend plusieurs jours et la mairie de Calais craint un engorgement si le rythme ne s’accélère pas.
Dès les premières arrivées, la municipalité a pris en charge leur hébergement, gratuit, dans une auberge de jeunesse. Chaque famille y reçoit trois repas par jour. Depuis le 10 mars, les Ukrainiens hébergés dans cette auberge ont été déménagés en bus vers des structures d’accueil ailleurs dans la région pour libérer des places (pour des scolaires) — ceux qui peuvent en supporter le coût sont dirigés vers des hôtels.
Alors que 2 000 personnes vivent dehors sur la côte, dont plus de 1 000 à Calais selon les associations soutenant les exilés, ce traitement différencié entre les ressortissants ukrainiens et ceux venus d’ailleurs fait réagir les collectifs, qui dénoncent un double standard.
« Je suis en colère »
Sur la plage, Nataliia s’émeut elle aussi. « Nous avons fait un tour en ville hier, et nous avons vu des gens dans de petites tentes, sous les ponts. Comment peuvent-ils vivre ainsi ? Il fait trop froid. »
Pour la maire de Calais (Les Républicains), Natacha Bouchart, ce traitement disparate s’explique par une différence de statut. Les exilés présents sur le littoral nord sont « en situation irrégulière » quand les ressortissants ukrainiens sont « en situation régulière et demandent de façon régulière le passage en Angleterre », a-t-elle déclaré le 7 mars à BFMTV.
Du fait de la guerre, l’Union européenne a en effet accordé la « protection temporaire » aux réfugiés ukrainiens : ils ont à ce titre le droit d’y séjourner pendant un an, reconductible deux fois. Sur les réseaux sociaux, l’Auberge des migrants, l’une des associations présentes à Calais, a souligné que ce statut n’avait pas été octroyé aux autres réfugiés de guerre.
« Pourquoi devons-nous vivre dans la boue ? »
À quelques kilomètres de là, sur le campement dit « Old Lidl », Adam et ses amis, originaires du Darfour (Soudan), se réchauffent autour d’un maigre feu de bois. « Je suis en colère. Pourquoi devons-nous vivre dans la boue ? Pourquoi n’avons-nous rien à manger ? Pourquoi ne pouvons-nous pas prendre une douche de temps en temps ? Et pourquoi la police nous traite-t-elle ainsi ? » questionne-t-il, en référence aux expulsions qui s’y déroulent presque tous les matins.

Adam se tient debout, à quelques mètres seulement de la voie ferrée où le 28 février est décédé son ami Abubaker, percuté par un train. Des morceaux de son corps sont restés toute une journée sur les lieux avant que le site ne soit finalement nettoyé.
Derrière lui, le terrain a été labouré il y a peu. Il est désormais très difficile de s’y déplacer — on s’enfonce dans les mottes de terre jusqu’aux chevilles —, encore plus d’y planter une tente. L’aide humanitaire est entravée — un fossé ayant été creusé pour empêcher l’accès aux camionnettes des associatifs —, alors que la ville interdit depuis l’automne 2020 la distribution d’eau et de nourriture en ville, sous peine de 135 euros d’amende.
« Une discrimination »
Samedi 5 mars, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin dénonçait le « manque d’humanité » de la Grande-Bretagne vis-à-vis des réfugiés ukrainiens. Il enjoignait son homologue britannique à ouvrir « une sorte de consulat » à Calais, afin de traiter leurs demandes de visa de manière accélérée. « Nos côtes ont été le théâtre de trop nombreux drames humains, ajoutait-il en référence au naufrage qui a coûté la vie à vingt-sept personnes en novembre dernier. N’y ajoutons pas celui de ces familles ukrainiennes. » Depuis 1999, 348 personnes sont décédées à la frontière franco-britannique, sous les trains, les camions, ou noyées en mer.
« Quand la guerre est en Syrie ou en Afghanistan, tout le monde s’en fout »
« Cela fait longtemps que l’on pousse pour que les demandes soient traitées en amont, en France. Cela éviterait que les gens risquent leur vie, explique le père Philippe Demeestère, engagé de longue date aux côtés des exilés à Calais. Bien sûr qu’il y a une discrimination : on aide les Ukrainiens parce qu’ils sont suffisamment Blancs et chrétiens, mais quand la guerre est en Syrie ou en Afghanistan, tout le monde s’en fout. Ces annonces sont creuses et hypocrites. Ça ne vaut même pas une indignation. Juste un grand éclat de rire. »
Sur le campement « Old Lidl », Adam nous tend un café, préparé dans une boîte de conserve carbonisée, posée à même le feu. « Bien sûr que nous sommes solidaires des Ukrainiens, dit-il d’une voix douce. Nous partageons l’expérience de la guerre, de l’exil. La guerre, c’est la guerre. Pour moi, nous sommes simplement tous humains. »