Disparition de Steve : l’inertie des autorités comme seule réponse

Depuis la Fête de la musique, Steve Maia Caniço a disparu à Nantes, vraisemblablement tombé dans la Loire après une intervention policière. Seule une enquête pour « disparition inquiétante » a été ouverte. Le service minimum, selon celles et ceux qui ne cessent depuis de demander « où est Steve ? ».
- Nantes (Loire-Atlantique), correspondance
Les jours qui passent laissent s’écouler la Loire dans un silence de plus en plus assourdissant. Le fleuve n’a pas rendu le corps de Steve Maia Caniço, animateur périscolaire de 24 ans, tombé à l’eau lors de l’intervention policière lors de la fête de la musique, le 21 juin dernier. Quatorze personnes ont été repêchées ou ont pu regagner la rive par elles-mêmes. Seul Steve, qui, selon ses proches, ne savait pas nager, n’est jamais réapparu.
L’inertie des autorités les plus directement concernées, justice et police, pourrait laisser penser qu’elles couvrent les agissements des policiers de la compagnie départementale d’intervention (CDI) et la chaîne de commandement. Le parquet n’a ouvert, cinq jours après, qu’une enquête pour « disparition inquiétante », cadre de recherches utilisé le plus souvent pour retrouver des fugueurs.

« Cette qualification de disparition est bien sûr la procédure habituelle dans de telles circonstances, note Marianne Rostan, avocate qui a déposé le 3 juillet 89 plaintes contre X pour mise en danger de la vie d’autrui et violences volontaires par personnes dépositaires de l’ordre public. On ne peut pas parler d’homicide involontaire à ce stade, la famille de Steve ne le supporterait d’ailleurs pas, gardant toujours un espoir, même faible… Mais le parquet a choisi de ne pas ouvrir d’enquête ou d’instruction sur les conditions de l’intervention policière, par exemple pour violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique, comme l’a fait d’autorité le parquet de Paris après le gazage à bout portant des manifestants pour le climat », assis par terre et non violents, le 28 juin.
Une dernière chanson, « Porcherie », des Béruriers noirs
Samedi 6 juillet, à Nantes, une manifestation réclamant encore et toujours « où est Steve ? » a été bloquée cinquante mètres après son départ devant la préfecture, par des CRS en tenue antiémeute, mais aussi des policiers du corps responsable du drame, la CDI, reconnaissables à leurs casques à bande bleue.
Responsable du maintien de l’ordre, le préfet de la Loire-Atlantique Claude d’Harcourt a même adopté un ton cassant quand un chorégraphe a appelé à un hommage dansé sur les lieux du drame, une semaine après. Le préfet a alors sèchement rappelé les sanctions pénales : « Les organisateurs d’une manifestation non déclarée encourent des sanctions pénales allant jusqu’à 6 mois de prison et 7.500 € d’amende » avec ce commentaire : « S’agissant des rassemblements festifs à caractère musical, les demandes de déclaration doivent être déposées en préfecture, un mois avant la manifestation. » Comme si une protestation après une probable mort causée par une charge policière pouvait s’assimiler à un « rassemblement festif à caractère musical ». Le préfet charge même les victimes en expliquant que les gens qui font la fête seraient responsables de ce qui est arrivé : « Les policiers sont intervenus une première fois un peu après quatre heures pour faire éteindre la musique. Mais la musique a été rallumée. Les forces de l’ordre sont donc intervenues une deuxième fois, face à des gens qui avaient beaucoup bu et qui avaient aussi sans doute pris de la drogue. »

Les lendemains du drame n’ont donc été marqués par aucun geste fort, judiciaire ou policier. Ni enquête ordonnée par un magistrat sur l’intervention fatale, ni sanction au sein de la police, ni suspension en attente de résultats d’enquête. Seule une enquête administrative a été confiée à l’IGPN (Inspection générale de la police nationale). Hormis pour « disparition inquiétante », le parquet ne s’est donc pas saisi de sa propre autorité, comme il en a la possibilité. Seul le Défenseur des droits l’a fait, sans attendre, donc, que des plaintes lui soient adressées. L’Inspection générale de l’administration n’est pas non plus saisie pour faire la lumière sur le rôle du préfet ce soir-là.
Il faut rappeler le cadre : les faits se sont déroulés lors de la Fête de la musique, et non pas d’une free party non déclarée. Depuis des années, sur ce quai de l’île de Nantes éloigné de tout voisinage, à l’écart du centre-ville, des DJ font danser la nuit du 21 juin. Aucune autorisation n’est évidemment requise. La police avait signalé, calmement, en cours de soirée que la tolérance courait jusqu’à 4 h du matin. Une dizaine de sound systems ont diffusé du son jusqu’à 4 h 30, quand la fête se terminait. Restaient trois centaines de personnes environ. Quand la vingtaine de policiers est venue demander de couper la musique, neuf DJ ont obtempéré, le dernier saluant cette injonction en diffusant une dernière chanson, « Porcherie », des Béruriers noirs, dont le refrain, « la jeunesse emmerde le Front national », a été illico noyé dans un nuage de lacrymos, submergeant la foule.
- Regarder le diaporama des messages laissés sur le quai Wilson en souvenir de Steve
Cette action policière disproportionnée a mis en danger tous les participants, policiers compris. Ils ont lancé une trentaine de grenades lacrymogènes, une dizaine de grenades de désencerclement, et ont tiré une dizaine de fois avec un LBD (lanceur de balles de défense), sans parler des coups de matraque, parfois contre des gens à terre, comme l’ont montré des vidéos filmées avec des téléphones portables. La présence de chiens policiers démuselés a ajouté à la panique. Suffoquant, les yeux irrités par les gaz, ne sachant plus où ils étaient, quatorze participants à la soirée, quinze avec Steve Caniço, ont chuté de huit mètres dans la Loire.
Cette intervention choque même au sein de la police. S’inquiétant de la mise en danger de l’intégrité physique de ses collègues, le syndicat de police SGP-FO a ainsi dénoncé le 25 juin « une faute grave de discernement, un ordre aberrant, mettant d’abord nos collègues en danger, et les usagers ».
« Sa vision exclusivement musclée de la sécurité »
Le syndicat « pointe la responsabilité d’un chef de service. Intervenir sans tenir compte du rapport de force, à 15 contre plusieurs milliers de personnes, qui, à 4 h 30 du matin, sont forcément dans un état éthylique et/ou stup avancé, dans l’incapacité de raisonner ou comprendre l’intervention de la police un soir de fête de la musique : c’était la confrontation assurée ! »
« Ce n’était pas des casseurs mettant Nantes à sac nécessitant donc d’intervenir immédiatement. Il s’agissait de fêtards », a précisé Philippe Boussion, secrétaire régional SGP Pays de la Loire, qui met en cause le commissaire Grégoire Chassaing, responsable de l’ordre public, dirigeant près de sept cents fonctionnaires et qui supervisait l’opération ce soir-là : « La responsabilité incombe à celui qui dirigeait les opérations et se trouvait même sur place. Nous avons déjà alerté à plusieurs reprises sur la vision de la sécurité de ce commissaire, qui expose régulièrement nos collègues par ses prises de décisions et sa vision exclusivement musclée de la sécurité. Nous demandons à ce que l’IGPN fasse son travail et pointe la responsabilité du donneur d’ordre ! »

La préfecture a fait son décompte : sept personnes ont été repêchées par les pompiers, quatre par une association de sauvetage mandatée par la ville de Nantes pour la soirée, trois ont nagé jusqu’à la rive par leurs propres moyens. La quinzième personne, Steve Caniço, n’est pas évoquée. Si quinze personnes, fuyant les gaz, sont tombées à l’eau, la hiérarchie policière nie toute responsabilité. Thierry Palermo, directeur départemental adjoint à la sécurité publique de Loire-Atlantique, qui dirigeait ce soir-là l’intervention depuis la salle de commandement du commissariat central parle d’« opération de sécurisation », et prétend que les victimes n’ont pas fait une chute accidentelle mais se seraient jetés à l’eau volontairement : « Des jeunes qui sautent à l’eau et prennent des risques inconsidérés lorsque l’alcool se mêle aux stupéfiants, par défi aussi souvent. » Le patron local de la police nie l’existence d’une charge, qu’il juge « matériellement impossible » avec un effectif de vingt : « À aucun moment, il n’y a eu de charge de policiers avec pour objectif de repousser les jeunes en direction de la Loire. »
Que l’on ait eu une charge au sens strict de la doctrine policière ou un mouvement confus et soudain de reflux devant les tirs de grenade et les chiens ne change pas grand-chose. Et ne répond pas à la question : « Où est Steve ? » Scandé dans les marches et rassemblements en hommage, c’est plus un cri qu’un slogan, une peur lancinante, qui voudrait ne pas entendre la réponse implicite. Samedi 6 juillet, des manifestants bloqués par la police demandaient toujours « Et Steve, il est où ? » au milieu de pancartes rappelant deux morts passés sous silence, police et justice montrant la même inertie : Zineb Redouane, octogénaire morte en décembre 2018 après un tir de grenade policier vers la fenêtre de son appartement, à Marseille, et Aboubakar Fofana, tué à bout portant par un CRS à Nantes dans le quartier du Breil, en juillet 2018.
À Marseille, la hiérarchie des CRS a refusé de fournir à la justice les cinq lanceurs de grenades, nécessaires pour tenter d’identifier le tireur. À Nantes, un an après, le CRS qui a menti dans une première version n’a toujours pas été entendu par un juge. Il vaudrait mieux ne pas en parler à la famille et aux proches de Steve Caniço.
