Emmaüs : « Certaines communautés sont des zones de non-droit »

Un portrait de l'abbé Pierre tenu par des compagnons, à Marseille en 2007. - © Boris Horvat / AFP
Un portrait de l'abbé Pierre tenu par des compagnons, à Marseille en 2007. - © Boris Horvat / AFP
Corvéables et expulsables à volonté, les compagnons d’Emmaüs témoignent être partout à la merci des dirigeants des communautés. Le statut juridique de celles-ci favorise cette dérive.
« Depuis longtemps, la communauté de Lescar-Pau est la pire de France. Mais attention… C’est loin d’être la seule ! » Il y a des phrases qui marquent. Gravée dans un coin de ma tête, tout au long de l’enquête sur le village dirigé par Germain Sarhy, celle-ci ouvrait un questionnement qui ne pouvait rester sans réponse. D’autres communautés Emmaüs sont-elles empêtrées dans un système d’exploitation de la pauvreté ? Les expulsions hivernales, sans préavis, sont-elles monnaie courante ? L’accueil inconditionnel, tant chéri par l’abbé Pierre, n’est-il plus qu’un mythe ? Avant de raccrocher, ce lanceur d’alerte insista : « Non, il n’y a pas qu’à Lescar que les compagnons sont moins respectés que les meubles qu’ils vendent. »
« Je ne peux rien te donner, je n’ai rien. Mais toi qui as tout perdu, tu peux m’aider à aider les autres. » L’histoire retiendra que par ces mots, à l’automne 1949, l’abbé Pierre sauva d’une tentative de suicide un homme miséreux, Georges Legay. Ne pouvant rien lui offrir, le jeune député héros de la résistance tendit la main à ce marginal, qui devint son premier compagnon. À l’hiver 1954, une terrible vague de froid poussa le prêtre à lancer « l’insurrection de la bonté », sur les ondes de Radio Luxembourg. Le discours était poignant, sincère et un élan de solidarité général s’ensuivit pour sortir les sans-abris des ruelles glaciales. Emmaüs était né.

Le 22 janvier 2007, le vieil homme au béret s’est éteint, en laissant derrière lui une véritable institution. Cent vingt-deux communautés Emmaüs parsèment aujourd’hui le territoire français. Venus de tous horizons, plus de 5 000 oubliés de la société y trouvent un refuge, et parfois même une raison de vivre. En échange d’un modeste pécule, d’une assiette et d’un toit, ils récoltent, trient, rafistolent et revendent les dons matériels des particuliers pour financer ces lieux de solidarité. Si l’abbé Pierre s’en est allé, son héritage semble donc intact. Mais certains estiment que derrière les beaux discours et l’image d’Épinal, se cache une réalité moins reluisante.
« Je veux sortir d’ici »
« Je veux sortir d’ici. Je suis coincé dans cette communauté. Pouvez-vous m’aider ? » En 2018, interpellée par un compagnon, la journaliste indépendante Marie Pragout a enquêté sept mois durant sur les coulisses des communautés Emmaüs. En est ressorti une BD, À l’ombre de l’abbé Pierre, cosignée avec la dessinatrice Hélène Aldeguer et publiée dans la Revue dessinée. Pour Reporterre, la Charentaise a accepté de revêtir le temps d’une interview sa casquette de journaliste, aujourd’hui abandonnée.
« Denis ? Oui, je m’en souviens très bien. » La première fois que Marie Pragout croisa sa route, ce trentenaire aux cheveux blonds bouillonnait d’enthousiasme. Rescapé d’un passé compliqué, il était devenu compagnon à Angoulême et rêvait désormais de devenir responsable de communauté. « Il était beau, angélique et plein d’espoir, se souvient-elle. Trois mois plus tard, je suis revenue les voir et l’un de ses amis m’a dit qu’il s’était fait exclure. » La journaliste fouilla alors dans son répertoire, tenta de retrouver la trace de l’homme et finit par lui donner rendez-vous à l’extérieur : « Il était très mal. Le soir de Noël, son voisin de chambre l’avait frappé et il était ressorti de cette altercation gravement blessé à la main. » Incapable de travailler à cause de sa blessure, il a été renvoyé au petit matin et s’en est allé avec son baluchon. « Il n’avait plus aucun droit, pas de RSA, rien. Son écœurement m’a touchée. Le contraste était si fort avec la personne qui, quelques mois plus tôt, croyait dur comme fer en Emmaüs. »

Des anecdotes comme celle-ci, Marie Pragout en a à revendre. Elle poursuit avec le témoignage de Farida, une ancienne coresponsable de communauté dans les Bouches-du-Rhône. Un jour, cette jeune femme avait assisté à l’entretien d’un compagnon, Mourad, atteint d’un cancer. Son médecin lui avait conseillé de réduire au maximum ses mouvements entre les trois séances de dialyses qu’il réalisait chaque semaine à l’hôpital. « Nous, on le connaît bien ce médecin. Il ne nous a jamais dit que tu ne pouvais rien faire », lui avait alors lancé le gérant. Avant que sa collègue n’ajoute : « On ne va pas te garder à ne rien faire. Tu sais que tu es payé ! Ici, tu es chez Emmaüs, pas dans une entreprise comme les autres. »
Désireuse de comprendre les mécanismes qui poussent des communautés à porter les maux qu’elles sont censées soigner, la journaliste tendit le micro à Margaux Leduc Leroy, chargée du dossier Emmaüs pour le syndicat Sud, de 2009 à 2016 : « Beaucoup de compagnons nous ont contactés, lui avait-elle répondu. Quand ils s’organisent, qu’ils veulent dire qu’ils sont maltraités par tel responsable, on estime qu’ils remettent en cause les valeurs du mouvement. Alors, on les éjecte. »
« Compagnons vaches à lait »
Être un bon travailleur, avoir la santé solide et ne jamais sortir du rang. Tels seraient donc les trois prérequis pour espérer garder sa place dans la famille Emmaüs. Une sélection en totale dissonance avec la valeur d’accueil inconditionnel, autrefois fièrement portée par l’abbé Pierre. En 2012, dans un rapport du cabinet d’audit Indigo, missionné par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), plusieurs gérants de communauté reconnaissaient d’eux-mêmes ces dérives, produit d’une forte pression financière : « On peut être des dieux, on a un pouvoir énorme, tout passe par nous », disait l’un. « Les compagnons sont considérés comme de la main d’œuvre pas chère, on peut en arriver à exclure des compagnons qui ne seraient pas rentables », ajoutait l’autre. « Compagnons vaches à lait », se contentait de dire un troisième.
Que ce soit par vénalité ou pour rééquilibrer un modèle économique instable, certains dirigeants de communauté semblent ainsi prêts à fermer les yeux sur la charte internationale d’Emmaüs et les valeurs qu’elle porte. Interrogé par Marie Pragout, le responsable de communauté itinérant, Yahya El Baroudi pointait l’absence de garde-fou : « Certaines communautés sont des zones de non-droit où l’on fait ce qu’on veut avec les compagnons. Aujourd’hui, Emmaüs surfe sur son image. Il n’y a aucun contrôle. Personne n’ose critiquer, affirmait-il. Tant qu’on restera dans l’ombre de l’abbé Pierre, tant qu’on conservera sa mémoire comme une relique, on ne pourra pas évoluer. »
« On peut pas se permettre d’avoir des non-productifs »
Quelques années auparavant, l’un de ses anciens collègues, Philippe Huard, avait entamé une grève de la faim pour alerter Emmaüs France sur la situation. Gérant de la communauté de Lyon entre 2003 et 2013, il était apparu dans le documentaire de Gabrielle Drean, Emmaüs, le business de la misère, diffusé en 2015 sur Canal+. Il confirmait avoir lui aussi refusé l’accueil à des demandeurs qu’il jugeait non-rentables : « Ceux qui vous diront le contraire sont des menteurs. Si j’ai besoin d’un chauffeur, je ne vais pas prendre un Kosovar de 59 ans avec le dos en vrac et sans permis de conduire. On peut pas se permettre d’avoir des non-productifs. »
Ce constat, le directeur général d’Emmaüs France, Jean-François Maruszyczak refuse de le partager : « La question de la rentabilité, pour moi, elle n’est pas entendable », dit-il à Reporterre. Avant de tempérer ses propos : « L’économie des communautés tient à l’activité des compagnons. Un certain nombre de compétences, parfois compliquées à trouver, est nécessaire. Alors oui, quand il y a une chambre disponible et que la communauté manque d’un chauffeur, on va attendre qu’un chauffeur se présente. Oui, ça arrive. »
Un statut légal taillé sous Sarkozy
Expulsions arbitraires, sans préavis et en pleine trêve hivernale. Refus d’accueillir toute personne frappant à la porte, quels que soient son parcours, son origine, sa confession ou son âge. Exploitation des compagnons par des responsables aux allures de chefs d’entreprise. À en croire les témoignages, les maux pointés du doigt dans l’enquête sur le village de Lescar-Pau semblent concerner plusieurs communautés d’Emmaüs. Pire, le cadre légal qui entoure la vie de celles-ci participe à précariser les conditions d’accueil.
En 2007, Martin Hirsch a quitté la présidence d’Emmaüs France après cinq années de loyaux services. Haut fonctionnaire à la carrière bien amorcée, il a rejoint le gouvernement de François Fillon, alors Premier ministre, devenant haut-commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté. Le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, lui a alors confié la tâche d’élaborer la loi sur le revenu de solidarité active (RSA), à laquelle Martin Hirsch ajouta un chapitre relatif au « statut des personnes accueillies dans les organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires (OACAS) ».

Avec ce statut juridique, les communautés Emmaüs peuvent désormais faire participer légalement les compagnons à « des activités d’économie solidaire afin de favoriser leur insertion sociale et professionnelle ». Jusqu’ici, rien n’encadrait le concept inventé par l’abbé Pierre. Toutefois, observé dans le détail, cet article 17 semble faire des compagnons des citoyens de seconde zone. S’ils sont à présent autorisés à travailler 40 heures par semaine, ils ne jouissent pas pour autant du statut de salariés. « La solution du salariat classique n’était voulue par personne à Emmaüs, justifie Martin Hirsch, dans un courriel envoyé à Reporterre. Elle était considérée comme incompatible avec l’esprit originel des communautés et les caractéristiques des compagnons, auxquels on ne demande pas l’identité, les papiers, la durée de présence… » Le haut fonctionnaire se félicite finalement d’avoir élaboré une « disposition qui encadre, donne des garanties et un pouvoir de contrôle pour éviter les abus. » Vraiment ?
En excluant les compagnons du droit du travail, ce statut OACAS les prive surtout de la possibilité d’avoir recours aux Prud’hommes en cas de conflit avec un responsable. Il les prive également du salaire minimum légal, ainsi que d’un contrat de travail, d’où les expulsions sans préavis. « Avec ce texte, on a tout simplement légalisé l’esclavage », se désole Victor, un ancien bénévole ayant créé une page Facebook, Des rives totalitaires, pour venir en aide aux compagnons jetés à la porte.
Quant à la mission d’insertion, mentionnée noir sur blanc dans la loi sur le RSA, Marie Pragout avait interrogé un vice-président d’Emmaüs France, Michel Frederico, avant de clore son enquête dessinée. Sa réponse ? « Ne commettez pas d’erreur, ne dites pas de choses fausses ! En aucun cas, on ne fait de l’insertion ! » Aujourd’hui, Jean-François Maruszyczak tient un discours plus modéré : « Il avait ses raisons de dire ça. Pour ce qui me concerne, je pense qu’on répond au projet des personnes accueillies. Si ce projet est de repartir vers un emploi, vers un logement extérieur, notre travail est de les accompagner. »
De nombreuses personnes passées par le village Emmaüs de Lescar-Pau dénoncent d’insupportables conditions de vie et de travail. Lisez notre enquête.