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ReportageMonde

En Azerbaidjan, une crise humanitaire sous prétexte d’écologie

L’enclave arménienne située en territoire azéri est coupée du monde depuis le 12 décembre par d’autoproclamés défenseurs de l’environnement. Un blocus qui met la vie de milliers de personnes en danger, alertent les ONG.

Région du Siounik (Arménie), reportage

Dans la région montagneuse du Siounik au sud de l’Arménie, la route menant de Goris à Stepanakert, principale ville du Haut-Karabakh, est désormais déserte. Juste avant la frontière avec l’Azerbaïdjan, la barrière blanche et noire du poste de contrôle arménien ne s’ouvre que pour les convois humanitaires de la Croix rouge, escortés par les forces russes de maintien de la paix.

Le corridor de Latchine, unique accès depuis l’Arménie à l’enclave arménienne située en territoire azéri, est fermé depuis le 12 décembre. Des dizaines de personnes se présentant comme des « activistes environnementaux indépendants » bloquent le passage vers le Haut-Karabakh, provoquant une grave crise humanitaire pour ses 120 000 habitants.

© Louise Allain / Reporterre

Officiellement, ces militants protestent contre « des activités minières illégales ». Une version remise en cause par la plupart des observateurs arméniens et occidentaux, qui accusent l’Azerbaïdjan d’utiliser la cause écologiste pour justifier le blocus du Haut-Karabakh.

À Erevan, le Centre pour le droit et la justice-Fondation Tatoyan a publié un rapport détaillé sur le profil de ces soi-disant « militants écologistes ». Son directeur Arman Tatoyan résume les conclusions de ce rapport : « Ces personnes n’ont aucun lien avec les questions environnementales, mais sont envoyées et soutenues par les autorités azerbaïdjanaises. »

« Des messages de haine et de violence à l’encontre des Arméniens »

« En outre, elles diffusent des messages de haine et de violence à l’encontre des Arméniens sur les réseaux sociaux », déclare-t-il, ajoutant que ces personnes n’auraient jamais pu bloquer le corridor « sans l’autorisation des autorités azerbaïdjanaises ».

Le poste-frontière arménien du corridor de Latchine. © Yulia Nevskaya / Reporterre

Le 22 février dernier, la Cour internationale de justice a ordonné à l’Azerbaïdjan d’« assurer la circulation sans entraves des personnes, des véhicules et des marchandises le long du corridor de Latchine ». Il y a « urgence » à mettre fin à ce blocus, a déclaré sa présidente.

Arman Tatoyan salue cette décision mais ne s’attend pas à ce que la situation évolue rapidement sur le terrain : « Les appels internationaux à stopper le blocus du corridor ne fonctionnent pas, car ils ne s’accompagnent d’aucune mesure coercitive. ». Ce défenseur des droits humains demande des sanctions politiques, économiques et individuelles contre l’Azerbaïdjan. « Malheureusement, les Occidentaux considèrent désormais ce pays comme un partenaire fiable, car ils lui achètent du pétrole », regrette-t-il.

Le conflit de 2020 a redessiné les frontières. La maison d’Anushavan se tient désormais à la limite du territoire désormais contrôlé par l’Azerbaïjan. © Yulia Nevskaya / Reporterre

Alors qu’Erevan dénonce la volonté de l’Azerbaïdjan et de son président Ilham Aliev de rendre la vie impossible aux Arméniens de l’enclave séparatiste pour les forcer à quitter leurs terres, Bakou nie l’existence même du blocus. Le conflit du Haut-Karabakh — autoproclamée république indépendante d’Artsakh en 1991 — oppose les deux pays depuis plus de trente ans.

6 500 morts en moins de 50 jours

Après une première guerre victorieuse pour les forces séparatistes arméniennes en 1994, un nouveau conflit a éclaté à l’automne 2020. L’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie, a alors repris le contrôle d’une bonne partie du Haut-Karabakh et de sept zones tampons entourant l’enclave.

Un cessez-le-feu signé le 9 novembre sous l’égide de Moscou a mis fin aux 44 jours de combats, qui ont fait 6 500 morts. Il a aussi permis le déploiement d’une force russe de maintien de la paix, mais la trêve reste fragile.

La région du Siounik, au sud de l’Arménie, vit depuis des années dans la crainte d’un conflit armé. © Yulia Nevskaya / Reporterre

Nouvelle crise dans ce conflit, la fermeture du corridor de Latchine a des conséquences dramatiques pour les 120 000 habitants du Haut-Karabakh. « Le blocus met en danger la vie de milliers de personnes », alerte Amnesty International dans un rapport daté du 9 février.

« Il se traduit par de graves pénuries de denrées alimentaires et de fournitures médicales, car l’aide humanitaire livrée par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et les soldats russes de maintien de la paix ne suffit pas à répondre aux besoins. Les coupures d’électricité, les interruptions d’approvisionnement en gaz naturel et en carburant automobile viennent s’ajouter à des difficultés déjà extrêmes », détaille l’ONG.

Les livraisons d’aide humanitaire restent insuffisantes pour approvisionner les habitants qui subissent le blocus. © Yulia Nevskaya / Reporterre

« Très vite, les produits ont manqué dans les magasins, on a reçu des coupons de rationnement pour faire les courses. Il y a des pénuries de tout, denrées alimentaires, cigarettes, essence, couches pour bébés, médicaments… C’est très difficile », relate Artavazd, habitant du village de Tegh près de Goris. « Le plus souvent, il n’y a que deux heures d’électricité par jour. Les enfants ne peuvent plus aller à l’école », ajoute-t-il.

« Seule une raison sérieuse permet de rentrer »

Ce père de famille a été bloqué au Haut-Karabakh, séparé de son épouse et leurs 4 enfants, pendant près de deux mois. Il était parti à Stepanakert début décembre pour travailler sur un chantier de construction pour deux semaines. Il a été rapatrié par la Croix-Rouge fin janvier pour pouvoir assister aux obsèques de sa mère décédée. « Seule une raison sérieuse permet de rentrer », précise son frère.

De nombreux réfugiés vivent à Goris, la ville la plus proche du corridor et de la zone de conflit. © Yulia Nevskaya / Reporterre

Le blocus, empêchant la libre circulation des marchandises comme des personnes, provoque de nombreux drames familiaux. Au total, plus de 1 100 personnes, dont 270 enfants, qui étaient en déplacement hors du Haut-Karabakh avant le 2 décembre ont été bloquées à l’extérieur.

C’est le cas de Marina et son mari Vapram. Avec leurs deux enfants de 10 et 4 ans, ils vivent à l’hôtel Mina dans le centre de Goris depuis des semaines. Tous les frais sont pris en charge par l’État arménien. « Au début, on pensait que ça ne durerait pas ; maintenant on se demande s’ils vont rouvrir un jour », se désolent-ils.

De nombreux enfants vivent dans des conditions très difficiles, avec un partie d’entre eux privée de scolarité. © Yulia Nevskaya / Reporterre

Depuis la mi-janvier, la Croix-Rouge organise des convois quotidiens pour rapatrier les habitants du Haut-Karabakh chez eux, mais elle reconduit en priorité les mineurs et les parents séparés de leurs enfants. En attendant leur tour, le couple a inscrit les enfants à l’école locale.

« L’Azerbaïdjan voudrait nous voir quitter nos terres »

Malgré les difficultés de la vie sous blocus, Marina n’envisage pas un instant de ne pas rentrer. « L’Azerbaïdjan voudrait nous voir quitter nos terres, mais on ne les abandonnera pas », affirme d’une voix déterminée la femme de 33 ans, qui garde un souvenir encore très douloureux de la guerre de 2020.

Malgré le cessez-le-feu, la tension autour des villages frontaliers reste extrême. © Yulia Nevskaya / Reporterre

Zone frontalière la plus proche du Haut-Karabakh, la région du Siounik a accueilli de nombreux réfugiés suite à ce conflit. Pour leur venir en aide, Caritas Arménie a ouvert une antenne à Goris il y a tout juste un an. « On leur apporte une aide financière, matérielle, mais aussi un soutien psychologique », déclare le responsable Benik Ghahramanyan.

L’ONG aide par exemple les réfugiés logés dans des conditions précaires à améliorer leur habitat ou fournit du matériel agricole à ceux qui souhaitent cultiver la terre.

En dépit du cessez-le-feu, la région reste sous très haute tension. Une tension exacerbée depuis les attaques lancées les 13 et 14 septembre dernier par l’Azerbaïdjan sur une trentaine de villes et villages situés sur le territoire souverain de l’Arménie. Bilan : 286 morts et 7 600 personnes déplacées.

Elena, son mari et ses chiens sont réfugiés d’Artsakh. Ils possédaient une grande ferme, ils vivent désormais dans une grange. © Yulia Nevskaya / Reporterre

Dans le village d’Akner, Edgar et sa femme ont eu beaucoup de chance. Le 13 septembre dernier, vers minuit, quand la roquette est tombée sur le toit de leur maison, ils venaient de s’enfuir chez les voisins pour se cacher dans l’abri anti-aérien.

Le projectile a traversé la toiture et détruit leur salon. Toutes les vitres de la maison ont été soufflées. « C’était effrayant », confie Edgar. Sept mois plus tard, si les travaux de réparation ont bien avancé, la crainte d’une nouvelle attaque inopinée reste forte.

De nombreux villages portent encore les marques des bombardements. La maison d’Edgar, à Akner, a été touchée par un obus qui a traversé le toit et détruit le salon. © Yulia Nevskaya / Reporterre

Autour de Goris, c’est le village isolé de Vaghatour qui a été le plus touché par l’offensive de septembre dernier. Tout proche de la frontière azerbaïdjanaise, on y accède par une jolie route qui serpente entre les montagnes. Ici, une dizaine de bâtiments ont été endommagés, heureusement sans faire de victime.

« On a rapidement évacué femmes et enfants », livre le solide maire du village. À 61 ans, Aganess Aganessian, le teint halé des personnes vivant au grand air, affirme qu’il n’a peur de personne mais n’aspire qu’à une seule chose : la fin de la guerre : « Ici, on n’a besoin de rien d’autre que la paix. »



Notre reportage en images :


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