En Égypte, l’enfer blanc des forçats du calcaire

L'industrie du calcaire est au centre de l'économie d'Al-Minya, cette région rurale située en Haute-Égypte. - © Lucien Migné / Reporterre
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Monde SocialDepuis les années 1980, les carrières de calcaire d’Al-Minya se multiplient. Dans ce désert égyptien, où « il n’y a rien d’autre à faire », les ouvriers font un métier harassant et dangereux, y laissant parfois leur vie.
Al-Minya (Égypte), reportage
Sur le pont enjambant le Nil de la ville d’Al-Minya, des camions remplis d’hommes de tous âges partent vers l’est en direction du désert, quand d’autres en reviennent, chargés de briques d’une blancheur immaculée. L’industrie du calcaire est au centre de l’économie d’Al-Minya, cette région rurale située en Haute-Égypte et dont la ville principale porte le même nom.

Dès l’aube, les travailleurs journaliers se rendent dans les carrières, ces grandes fosses à ciel ouvert sur lesquelles le soleil projette avec toute sa force ses rayons. La route qui y conduit trace un trait d’asphalte régulier à travers une étendue infinie de pierres. Devant cette immensité hostile, un homme assis à l’arrière d’une voiture, enturbanné d’un mauve assorti à sa galabieh, détaille la géographie politique du lieu : « Avant, l’exploitation du calcaire tenait de la municipalité, mais depuis l’arrivée des militaires [au pouvoir depuis 2013], l’armée a repris le contrôle sur la majorité d’entre elles. » Le nombre de carrières est difficile à évaluer puisqu’il n’existe pas de chiffre officiel, mais plusieurs sources mentionnent quelques 500 sites éparpillés dans le désert, dont beaucoup n’auraient pas d’existence légale.

L’extraction du calcaire dans la région remonte à l’Antiquité
Dans le dédale de l’une des carrières, sous le flanc vertical de la roche, trois ouvriers sont assis à l’ombre pour une courte pause. Leurs corps, recouverts de poussière, se fondent dans le paysage. Ils sont une vingtaine à travailler sur cette exploitation, chacun occupant un poste bien précis. Ces trois-là sont chargés du criblage. Un mélange de granulés et de poudre est passé au tamis pour être séparé en deux. Les premiers seront donnés aux volailles comme complément alimentaire ; la poudre, quant à elle, a de multiples usages. Nous la retrouvons dans la cimenterie, la teinturerie, la céramique, mais elle est aussi convoitée par les laboratoires pharmaceutiques car elle est riche en carbonate de calcium. Localement, le calcaire est surtout commercialisé sous forme de briques, en tant que matériau de construction. Les maisons de quelques étages en pierre blanche visibles un peu partout dans les campagnes égyptiennes reflètent l’étendue de cette pratique.

À quelques mètres de ce premier groupe, derrière un bloc volumineux à l’allure d’iceberg, apparaît une vaste cour de surface plate et égale où s’active le reste des travailleurs. Le sol est lacéré de lignes perpendiculaires. Arrivé à une certaine profondeur, l’exploitant change de site. « Nous creusons quinze couches successives de l’épaisseur d’une brique, soit 14 centimètres. Après, la pierre devient de plus en plus sèche et elle est donc plus difficile à extraire, les machines doivent être entretenues plus souvent, le travail est plus lent », explique un ouvrier. La première étape de la phase d’extraction de la pierre consiste à diviser le périmètre, préalablement délimité, en une multitude de rectangles de dimensions égales. Les briques seront ensuite découpées puis prélevées manuellement une à une, avant d’être déplacées dans la benne du camion pour être directement acheminées aux points de vente.

L’extraction du calcaire dans la région remonte à l’Antiquité, lorsque les pierres étaient utilisées pour la construction des temples. Il y a environ 700 ans avant notre ère, Al-Minya était la capitale de toute l’Égypte. « Il est difficile de connaître l’évolution précise de l’exploitation du calcaire, mais cela a commencé à être vraiment connu et à se développer dans les années 1980 », précise Moheieldin Mahmoud, un chercheur qui a étudié le passage de l’agriculture à l’extraction de calcaire dans la région. Cette décennie correspond au retour de plusieurs villageois de Libye, où ils avaient commencé à travailler dans ce domaine. Ce sont les premiers à avoir investi dans cette activité. « Al-Minya est l’une des régions les plus pauvres du pays. Le coton était au XIXe siècle la source principale d’emploi pour la population. Aujourd’hui, il n’y a plus que le calcaire », dit l’universitaire, lui-même originaire de la région. Juteuse, l’industrie a continué à se développer dans les années qui ont suivies, de manière informelle, au gré des intérêts de chacune des parties prenantes.

Des conditions de travail mortifères
À proximité d’un camion, les pieds nus dans la poussière pour certains, des travailleurs balancent dans la benne les briques de calcaire d’un geste précis et régulier. Elles reposent les unes à côté des autres, dans un alignement parfait, qui traduit l’expérience des forçats. Beaucoup ont fait leurs premiers pas dans les carrières à l’adolescence. Un mineur est d’ailleurs présent ce jour-là. Les novices ont généralement pour premier labeur de disposer les briques à la verticale avant de se voir confier une autre tâche. Bague au doigt, montre au poignet, foulard violet autour du cou, Mansour [*], le contremaître, veille sur son équipe : « J’exerce ce métier depuis vingt-cinq ans, je suis parti travailler dans des fermes aux Émirats, en Jordanie et je suis revenu ici. Ce n’est pas facile d’être loin de la famille. Maintenant, mon fils travaille avec moi. » Les ouvriers ne travaillent pas toujours au même endroit, mais le salaire journalier est peu ou prou identique, entre 120 et 150 livres, l’équivalent de 7 euros [1].

L’un d’entre eux, s’approche, les yeux plissés. Ses manches longues dissimulent un bras droit amputé. Magid [*] est âgé de 28 ans, il a été victime d’un accident il y a une dizaine d’années alors qu’il conduisait al-hashasha, cette machine aux roues aiguisées et tranchantes qui permet de découper le calcaire. Les accidents, dus au manque de protection et à la médiocrité des outils, sont fréquents. Un ouvrier est mort il y a moins d’un mois sur ce site, par électrocution. Les câbles électriques qui serpentent sur le sol menacent la vie des travailleurs au moindre égarement. Malgré cette tragédie, Magid [*] ne s’est pas détourné du calcaire : « J’ai commencé à travailler dans les carrières à l’âge de 14 ans et je continue car il n’y a rien d’autre à faire. »
Les ouvriers ont bien conscience des risques auxquels ils sont confrontés au quotidien, ils en parlent volontiers. Un visage fantomatique, celui de Naguib [*], camouflé sous une cagoule en coton, fait part de son constant sentiment de peur : « Mon rôle est de conduire al fassala [une machine qui divise la surface du sol]. Si je n’arrive pas à la contrôler, je sais qu’elle peut me tuer. Personne ne peut supporter ce que nous supportons. » Derrière l’engin, Naguib inhale à travers son masque quantité de poussière, qui avec la répétition des années l’a rendu asthmatique. La santé des ouvriers ne fait l’objet d’aucun contrôle ni même de mesure de prévention. Personne n’a de contrat, alors il n’est pas question d’assurance. « Si nous nous blessons, c’est à nos frais. Si le patron est gentil, il nous arrête un jour et nous paye les premiers soins », explique un travailleur à travers le vacarme des appareils mécaniques. Il ajoute que celui-ci pourrait aussi très bien se passer des services du journalier s’il ne veut pas assumer cette dépense. Le patron verse parfois une compensation à la famille en cas de mort, mais là encore, rien n’a pas force de loi.
Une économie prospère, des ouvriers livrés à eux-mêmes
Installé en hauteur, dans un modeste abri en pierres blanches, Fady [*] embrasse de la vue l’ensemble des travaux. Selon lui, les ouvriers courent moins de risques que par le passé : « Il y a moins de blessés qu’avant, les machines sont plus récentes, il n’y avait pas de rail pour diriger al hashasha au départ par exemple. » Cet exploitant travaillait auparavant dans le secteur de l’immobilier, dans la même région. Il a obtenu l’autorisation pour démarrer cette nouvelle activité il y a quinze ans, auprès des officiers de l’armée et de la police. Il continue de payer de nombreuses charges : « Le permis d’exploitation est à renouveler chaque année auprès de l’armée, la procédure est longue, son coût est calculé en fonction du mètre carré exploité. Je leur verse aussi un loyer tous les mois, puis il y a des taxes gouvernementales. » Il estime qu’au moins 60 % de ses bénéfices reviennent à l’armée. « Ce n’est plus aussi rentable qu’avant », reconnaît-il.

Le soleil est au zénith, un épais nuage blanchâtre s’envole vers le bleu du ciel. Un chien errant domine la scène, roulé en boule au sommet d’un bloc de calcaire. Les ouvriers terminent en général leur journée en début d’après-midi, lorsque la chaleur devient insupportable. Dans cette zone de non-droit, les règles qui s’appliquent à un endroit peuvent être différentes dans un autre. Un ouvrier dit avoir déjà travaillé de nuit. Le soir, des gardes armés veillent sur le site. Ce sont des nomades, qui revendiquent un droit de regard sur ce qui se passe dans le désert. Un autre intermédiaire à qui profite aussi cette industrie. Les chauffeurs, pour leur va-et-vient, et les exploitants, pour leur activité, s’acquittent d’une somme d’argent en échange de la surveillance de la carrière et de ses outils.
Devant ce paysage monochrome si surprenant, d’une beauté cruelle, quelques visiteurs viennent parfois se prendre en photo. L’enfer des carrières n’est pas méconnu, mais peu a été fait pour améliorer le sort des ouvriers.