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ReportageMonde

En Inde, une cité utopique menacée par l’État

Dans une des fermes bio d'Auroville.

Fondée en 1968, Auroville, cité expérimentale engagée dans l’écologie, compte 3 600 habitants d’une cinquantaine de pays. Mais le plan de croissance imposé par l’État indien menace un équilibre fragile.

Auroville (Tamil Nadu, Inde), reportage

Pour le voyageur en quête d’alternative, le charme opère rapidement. Au cœur d’une forêt tropicale, Auroville abrite des hameaux écologiques, des jardins pour enfants verdoyants, des magasins gratuits et sans déchet, un restaurant alimenté par concentrateur solaire, des fermes bio, des centres éducatifs, de recherche ou de méditation… Une population venue des quatre coins de l’Inde et du monde évolue dans cette trame urbaine à mi-chemin entre Brasilia et une zad.

Auroville, « la ville dont la Terre a besoin », est une impressionnante utopie en action. Difficile d’imaginer qu’il y a soixante ans, on trouvait ici des terres arides, sur lesquelles des millions d’arbres ont été plantés par quelques idéalistes. Difficile aussi d’imaginer que cette communauté, malgré le travail achevé, est au bord de l’implosion. En témoignent, cependant, des routes éventrées et un certain silence parmi les Auroviliens. « On a peur de parler à visage découvert, elle a la main sur nos visas et nos emplois », glisse l’un d’eux.

Ce hameau vit en autonomie alimentaire et énergétique. © Côme Bastin / Reporterre

Elle, c’est Jayanti Ravi, secrétaire d’Auroville, dont la nomination, en juillet 2021, a provoqué une crise sans précédent. Choisie par le gouvernement indien, la secrétaire participe à l’administration de la ville à travers la Fondation, une sorte de municipalité imaginée pour Auroville en 1988. Après quelques jours de rencontres avec les résidents, Jayanti Ravi a affiché son mécontentement : Auroville a failli à sa mission d’accueillir 50 000 habitants. Fraîchement arrivée, la secrétaire entend rattraper le temps perdu.

Des bulldozers en pleine nuit

La crise a éclaté au grand jour il y a un an. En décembre 2021, des bulldozers, accompagnés de policiers puis de milices locales, sont entrés dans Auroville en pleine nuit, rasant des bâtiments, un centre d’activités pour jeunes, et abattant un millier d’arbres. De nombreux Auroviliens paniqués ont tenté de s’opposer aux engins en formant des chaînes humaines. Les images des affrontements ont fait le tour des réseaux sociaux et des médias locaux. Sur une décision du tribunal environnemental national, les travaux ont été gelés. Mais le conflit avec la nouvelle administration et les résidents n’a cessé, depuis, de s’envenimer.

© Louise Allain / Reporterre

En jeu, une complexe bataille mémorielle autour des fondateurs d’Auroville, notamment Mirra Alfassa, « la Mère », une mystique française héritière du philosophe indien Sri Aurobindo. Théoricien du yoga intégral, combattant pour l’indépendance, Aurobindo fondait un ashram (centre spirituel) à Pondichéry dans les années 1920. Inspirée par ses idéaux, Mirra Alfassa a imaginé la ville pour laquelle elle a édicté une courte charte en 1968 : « Auroville n’appartient à personne mais à toute l’humanité », elle sera un lieu « d’éducation perpétuelle (...) de recherches matérielles et spirituelles ». Une ville sans religion, mais dont les habitants seront les « serviteurs de la Conscience divine ». À la mort de Mirra Alfassa, en 1973, la cité ne comptait qu’une poignée d’habitants, mais l’Unesco soutenait cette singulière aventure depuis 1966.

La Galaxie, un projet du Français Roger Anger

À cette charte inspirante, mais sujette à mille interprétations, est venue s’ajouter « la Galaxie », imaginée par l’architecte français Roger Anger. Ce projet très seventies esquisse une ville en spirale, avec de grandes barres d’immeubles incurvées dans un écrin de verdure. Un concept précisé avec l’adoption du « master plan », en 2001, par le gouvernement indien et la Fondation d’Auroville, qui dessine la croissance de la cité jusqu’à 50 000 habitants en 2025.

Le site d’Auroville, dans les années 1960. © Anonyme

C’est tantôt au nom d’Aurobindo, à celui de la Mère ou à celui de la Galaxie que la secrétaire Jayanti Ravi dresse l’échec d’Auroville. Cette agressivité lui a rapidement mis à dos une bonne partie des résidents, hostiles au plan d’urbanisme qu’elle défend bec et ongles. Au cœur des dissensus : la construction rapide d’immeubles et d’un périphérique parfaitement circulaire de 17 mètres de large, qui empiète sur la forêt et les projets en cours. En dépit de propositions de substitution et d’alertes écologiques, Jayanti Ravi a campé sur ses positions, jusqu’à l’envoi des bulldozers. Auroville a alors commencé sa descente aux enfers.

Laboratoire écologique à préserver

En avril, le Working Committee, organe représentatif des résidents, a implosé. Démis de leurs fonctions, une partie de ses membres ont formé un nouveau comité aux ordres de la secrétaire. Qualifiés « d’opposants au gouvernement indien », ceux qui ont résisté à ce « coup » ont été expulsés des différents organes de gouvernance d’Auroville. Porte-parole de la secrétaire, Joël Van Lierde assume : « Cela fait trop longtemps que les Auroviliens sont effrayés d’accueillir de nouveaux habitants », juge l’ancien psychologue belge. « Il est légitime que le gouvernement indien, sous l’autorité duquel Auroville est placée, rectifie sa trajectoire. »

Le chantier de route promu par Jayanti Ravi empiète sur la forêt. © Auroville

Une large partie des Auroviliens sont partisans d’une croissance « organique ». « Auroville adviendra dans 100 ans ou 1 000 ans », avait d’ailleurs déclaré la Mère, préférant « de vrais habitants, a beaucoup d’habitants ». Depuis 1968, l’échec des villes planifiées et la crise écologique sont passés par là. Ville spirituelle, Auroville est devenue un laboratoire écologique, ayant reçu plus de cinquante prix internationaux dans les matériaux isolants, la conservation de l’eau, la reforestation… « J’ai rejoint Auroville pour changer la nature humaine avec une expérience sociale et spirituelle, seule réponse à la crise mondiale », explique Suhasini Ayer, architecte. « Forcer sa croissance va à l’encontre de cette philosophie. »

Imbroglio politique

Les résidents ont voté, en mai, pour un autre Working Committee. « Une grande majorité d’Auroviliens sont en désaccord avec le projet de Jayanti Ravi », explique Maël Vidal, un de ses membres, né à Auroville il y 28 ans. « Lors du dernier vote, plus de 1 200 se sont prononcés contre sa gouvernance. » Le 12 août, la Haute Cour du Tamil Nadu leur a donné en partie raison. « Les résidents ont toute liberté de développer Auroville conformément à sa charte. Même la Fondation ne peut outrepasser leur voix. »

La Fondation d’Auroville, siege du nouveau pouvoir. © Côme Bastin / Reporterre

Dans cet imbroglio politique, chacun revendique l’autorité légitime. « J’ai rejoint Auroville pour construire une ville, pas un camp écolo. Le Master Plan a été approuvé en 2001 », s’agace Joseba Martinez, un espagnol de 62 ans, « épuisé par les délibérations et blocages » et qui soutient la Fondation. « Ce plan a été approuvé par une soixantaine de résidents il y a vingt-trois ans mais devait être réévalué tous les cinq ans. Les études d’impact environnementales n’ont jamais eu lieu », rétorque de son côté Maël Vidal. « Nous ne sommes pas contre la croissance, nous aimerions juste faire les bons choix. »

Une autocritique nécessaire

« L’argent du gouvernement va sécuriser les terrains nécessaires à la construction d’Auroville, aujourd’hui convoités par des spéculateurs », argue Joël Van Lierde, porte-parole de la secrétaire. Une méthode nouvelle, la plupart des terres ayant été acquises par des donations individuelles. Parmi les Auroviliens, on redoute que ces millions servent à renforcer l’emprise de la Fondation. « 150 personnes attendent leur visa, une situation sans précédent. Des plaintes criminelles ont été déposées envers les résidents critiques, certains ont vu leur revenu de base supprimé sans justification », dénonce un habitant. « On nous traite de communistes, de voleurs de terres, de drogués. C’est terriblement blessant pour ceux qui ont dédié leur vie à cet endroit sans contrepartie. »

La secrétaire parle volontiers d’un combat entre fidèles et hors la loi. Beaucoup y voient un écran de fumée. « Jayanti Ravi a été postée par les nationalistes hindous au pouvoir. Sa mission, c’est de fracturer Auroville, dont la diversité fait tache dans la nouvelle Inde », redoute un des pionniers. Pour d’autres, son arrivée, pour néfaste qu’elle soit, doit servir d’alerte. « Auroville est devenue bureaucratique. On s’est mis à prendre en compte les ressources financières des arrivants », regrette Catherine. « Le projet de Jayanti Ravi ne résout rien mais ne nous dispense pas d’une autocritique. Auroville est pour ceux qui rêvent fort, pas les plus aisés. »

Comment repenser les idéaux des années 1970 à l’aune des urgences du XXIesiècle ? Inventer une gouvernance citoyenne sans tomber dans la paralysie ? Grandir en harmonie avec son environnement et ses principes ? À bien des égards, les dilemmes de la « cité dont la terre a besoin » reflètent ceux du monde. Beaucoup d’habitants veulent croire que sa douloureuse crise sera féconde… Sans pour l’instant savoir quand ni comment.

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