Face au manque d’eau, les Chiliens s’entraident

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Monde Eau et rivières Covid-19Plus de 350.000 Chiliens n’auraient pas accès à l’eau potable et seraient encore plus vulnérables face à la propagation du Covid-19. Une situation tendue qui découle de politiques néolibérales de privatisation de l’eau. Face à l’inaction de l’État, la population s’entraide.
- Valparaiso (Chili), correspondance
Sur les réseaux sociaux, où les internautes sont encore plus actifs qu’à l’accoutumée, des vidéos alarmantes se multiplient sur les pénuries d’eau dans les pays dits du « Sud » qui voient frapper à leur porte le pic de contamination du coronavirus. Se laver les mains régulièrement avec de l’eau et du savon est une mesure de protection fondamentale contre le Covid-19. Pourtant, selon l’ONU, une personne sur trois — soit 2,2 milliards d’humains — n’a toujours pas accès à l’eau, aujourd’hui, dans le monde.
Au Chili, selon Greenpeace, plus de 350.000 Chiliens se trouveraient dans cette situation de pénurie et ne pourraient donc pas se protéger du coronavirus. Dans une pétition lancée le 30 mars dernier et intitulée Suelta el Agua (Libérez l’eau), l’organisation environnementale appelait le gouvernement de Sebastián Piñera à déployer un plan d’urgence de distribution d’eau potable. Selon le directeur de Greenpeace Chile, Matías Asun, « le manque d’eau est en train de se transformer en ennemi létal ». Alors que le Chili compte en moyenne 400 nouveaux cas par jour, les autorités nationales ne se sont pas exprimées, à ce jour, sur les conséquences sanitaires que pourrait engendrer la pénurie de l’or bleu dans plusieurs régions. Car l’eau au Chili peut être aisément qualifiée d’« or » bleu : avec les sécheresses répétées, elle est de plus en plus rare ; de par son usage privatisé, elle est majoritairement entre les mains des plus grandes entreprises extractives et des plus grandes fortunes.

Les habitants de Petorca se font livrer l’eau par camion-citerne et vivent avec cinquante litres d’eau par jour
L’eau est un sujet sensible au Chili et il l’est d’autant plus depuis le mouvement social qui a éclaté le 18 octobre dernier, et qui a subi une forte répression accompagnée d’un raidissement autoritaire de la part du président milliardaire chilien. Après quarante années de politiques néolibérales héritées de la dictature de Pinochet (1973-1990), le peuple andin s’est soulevé en fin d’année 2019 en exigeant, entre autres, une nouvelle constitution. Au cœur de ce nouveau pacte social, le statut de l’eau est un enjeu majeur. Pourquoi ? Parce qu’au Chili, les sources d’eau sont considérées comme des biens matériels dont les propriétaires possèdent des « droits de profit de l’eau » (« los derechos de aprovechamiento del agua »). C’est le modèle néolibéral instauré dans les années 1980 qui a mis en place ce système de privatisation de l’eau. Aujourd’hui, c’est encore le Code des eaux de 1981 qui régit l’usage de l’eau et qui la définit comme un bien à usage public (« bien de uso publico »), mais aussi comme un bien économique. Ce système a fait naître le marché de l’eau au Chili et a permis l’émergence d’entreprise comme Actiagro qui propose la vente aux enchères des cours d’eau. Aujourd’hui, selon le ministère des Œuvres publiques, plus de 132.000 « droits de profit de l’eau » ont été cédés, et en grande partie aux géants de l’agro-exportation, aux entreprises minières et hydro-électriques.

C’est cette situation politico-juridique qui a tristement rendu célèbre la province agricole de Petorca, située dans la région de Valparaiso. Sur ces terres de plus en plus sèches, les paysans ont vu s’installer dans les années 1990 d’immenses champs de monocultures d’avocats, très gourmands en eau. Des avocats exportés vers nos marchés européens. Aujourd’hui, la plupart des habitants de Petorca se font livrer l’eau par camion-citerne et vivent avec cinquante litres d’eau par jour et par personne. 50 litres, c’est la quantité minimum recommandée par l’OMS pour subvenir à nos besoins de base : boire, se laver, cuisiner. Un Français consomme environ 150 litres.
Alors en ces temps de pandémie, la question qui se pose est : comment se protéger et éviter la propagation du coronavirus quand on a si peu d’eau ? Pour l’ONG Modatima (Mouvement pour le droit à l’eau, à la terre et à l’environnement), la réponse est simple : « El pueblo ayuda al pueblo », le peuple aide le peuple. C’est le nom de la campagne qui a été déployée en urgence pour récolter des fonds et livrer deux bidons de six litres d’eau par personne dans les zones rurales les plus atteintes par la sécheresse et le manque d’eau. « Les gens accumulent de l’eau dans des récipients pour se laver les mains le plus fréquemment possible. Mais c’est de l’eau stagnante et en quantité insuffisante ! La municipalité de Petorca fait ce qu’elle peut mais elle a peu d’argent et peu de ressources donc nous n’avons pas le choix, nous devons nous aider entre nous et être solidaires là où l’État ne prend pas ses responsabilités. L’indifférence du gouvernement est une atteinte grave au droit à l’eau », confie à Reporterre Rodrigo Mundaca, fondateur de Modatima.

Les maires de Petorca et de deux autres communes voisines — La ligua et Cabildo — ont également communiqué leur inquiétude face à l’impossibilité pour leurs administrés d’effectuer les gestes simples de protection contre le Covid-19 (se laver les mains, laver les produits qui entrent dans la maison, désinfecter régulièrement les surfaces intérieures, etc..). Dans un communiqué, ils ont demandé explicitement au ministère de l’Intérieur de « dupliquer la quantité d’eau que l’État fournit, soit 50 litres par jour par personne, insuffisante pour maintenir l’hygiène nécessaire afin de combattre le Coronavirus ».
Malgré le Covid-19, la colère sociale et l’extrême méfiance envers les autorités ne se sont pas estompées
Un député de l’opposition, Diego Ibanez, est également monté au créneau en sollicitant la mise en place urgente d’un protocole sanitaire spécial pour la province de Petorca : « Au minimum, nous devons envoyer un kit de première nécessité comprenant du gel désinfectant, des masques, des gants et du shampoing sec aux communautés rurales qui n’ont pas d’eau. Les habitants sont bombardés d’informations qu’ils ne peuvent pas respecter et qui les angoissent. »

Au cœur de la crise du coronavirus comme au cœur des revendications que les Chiliens portent depuis des mois, l’eau devient un enjeu de vie ou de mort qui pourrait fortement d’aviver les conflits pour les prochaines années. Après l’été austral (janvier-février), la révolte populaire se préparait à repartir de plus belle : le 8 mars dernier, quelques jours avant les premières mesures de distanciation sociale liée au Covid-19, plus de quatre millions de femmes avaient donné le ton en envahissant les rues des villes chiliennes. Elles et ils ont été stoppées dans leur élan par la pandémie mondiale. Du moins, pour le moment. Car la colère sociale et l’extrême méfiance envers les autorités ne se sont pas estompées. Dans l’enquête #Covid19survey qui sonde l’avis des citoyens à travers le monde par rapport aux décisions apportées à la crise, les dirigeants chiliens sont parvenus en cinquième position à la question : « À quel point pensez-vous que le gouvernement de votre pays a été mensonger au sujet de l’épidémie de coronavirus ? »
En attendant le pic de contamination que le ministre de la Santé prédit vers début mai, les Chiliens gardent en tête la prochaine date cruciale de leur histoire démocratique : le 25 octobre 2020, date à laquelle a été repoussé le référendum sur la nouvelle constitution qui devait avoir lieu en avril. Rodrigo Mundaca, tout en distribuant des bidons d’eau à ses voisins, reste lucide sur les enjeux futurs : « En distribuant l’eau, nous répondons à l’urgence humanitaire mais nous sommes très inquiets pour l’avenir. Cette pandémie a mis en lumière que le système actuel génère de la misère et met en danger les plus vulnérables, comme ceux qui n’ont pas accès à l’eau. La pandémie va passer. Mais nous devons dès maintenant mettre en place un nouveau paradigme de société, à l’échelle du Chili et à l’échelle mondiale. »