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ChroniqueÉcologie et quartiers populaires

Faïza Guène : « Les jardins ouvriers déjouent la malédiction des pauvres »

Les jardins des Vertus d’Aubervilliers, près de Paris, en juin 2021.

Romancière renommée, Faïza Guène s’est mobilisée pour sauver les jardins ouvriers des Vertus, à Aubervilliers. Dans ce texte, elle confie l’attachement de sa famille, originaire d’Algérie, à ce petit coin de terre.

Vous lisez le troisième article de la série « Les jardins urbains, un “chez-soi” pour les personnes immigrées ». Abonnez-vous à notre infolettre pour ne pas manquer la suite.



Faïza Guène est romancière et scénariste. Elle a grandi aux Courtillières, un quartier populaire de Pantin, en Seine-Saint-Denis. Ses parents possèdent une parcelle aux jardins ouvriers d’Aubervilliers, dont elle parle dans son dernier roman, La Discrétion (éd. Pocket, 2021).



« J’ai grandi au milieu du béton, dans un univers où l’on n’apprend pas à planter des graines et la nature est quasiment absente de l’horizon.

Ma famille a emménagé dans le quartier des Courtillières, à Pantin, en 1994. C’est une ville de banlieue parisienne, au passé ouvrier. Mes parents étaient ouvriers. Parmi nos voisins, il y avait plusieurs retraités. Certains possédaient une parcelle de terrain aux jardins des Vertus, tout près de chez nous. Mes parents ont envoyé une demande en 1997. On a attendu longtemps — dix années — avant qu’une parcelle nous soit attribuée, en 2007.

Les jardins des Vertus d’Aubervilliers, près de Paris, en juin 2021. © Mathieu Génon / Reporterre

Le jour où c’est arrivé, ils étaient heureux. Comme beaucoup de personnes issues de cette vague de l’immigration, dans leur pays d’origine, ils vivaient à la campagne, dans l’extrême ouest de l’Algérie. Ils ont un lien sensible avec la terre. Ma mère est fille d’agriculteurs, elle a grandi à la ferme. Petite, elle adorait grimper sur le tronc d’un figuier. Elle l’a beaucoup regretté, le figuier de son enfance.

Avec leur migration, ils ont vécu un véritable choc, qui est non seulement géographique et de langue, mais aussi dans le passage de la ruralité à la ville. Et puis, ils faisaient partie de cette génération de la « survie », qui s’assurait que les gosses mangent à leur faim et dorment au chaud. Ça ne leur traversait pas l’esprit qu’être à l’écoute de leurs propres émotions avait de l’importance.

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Notre parcelle leur a fait un bien énorme. Elle est située au bord du Fort d’Aubervilliers, une ancienne fortification de Paris. Elle fait environ 150 m2 et elle est pentue. Quand on rentre, on oublie qu’on est en Seine-Saint-Denis, à deux pas d’un dépôt de bus et d’une nationale très fréquentée. On n’entend presque plus les voitures. Ma mère y a planté beaucoup de fleurs, mais aussi des fèves, des tomates, des haricots et des salades. Il y a les herbes aromatiques, du romarin, du thym, de l’estragon... et la menthe, bien sûr, on n’échappe pas à son destin, c’est très important pour les Algériens !

Elle a reconstitué un espace à soi, qui lui ressemble. Tout est bien ordonné : elle coupe les mauvaises herbes avec un grand ciseau, très précis. Pas une feuille ne dépasse. Son jardin suscite l’admiration des voisins et des promeneurs.

« Ce jardin est mon troisième poumon, mon remède à la vie de béton », dit Lila, qui possède une parcelle de terre dans les jardins d’Aubervilliers. Ici, en juin 2023. © Mathieu Génon / Reporterre

« Un lieu familial, où l’on ne se sent jamais isolé »

Ce qui attire tout de suite l’attention, c’est le figuier que le précédent locataire avait mis en terre. Il est très beau et généreux. Ses figues sont délicieuses. Elle en donne aux amis et aux voisins. C’est comme si cet arbre montrait à ma mère qu’elle était enfin chez elle, à nouveau enracinée, comme cet arbre. Cultiver son jardin dans un pays dans lequel on s’enracine, symboliquement, je trouve ça très fort. Ma fille va souvent au jardin avec ma mère, qui lui montre comment planter les fraises. Elles suivent ensemble leur progression, jusqu’à voir les petits fruits pousser et mûrir. Et elles le goûtent. C’est très précieux.

« Cet espace est leur seul petit luxe au milieu des grands ensembles »

Alors non, ce n’est pas juste un carré vert où l’on fait pousser des plantes. C’est l’endroit où les parents prennent leur respiration, un lieu familial, où l’on ne se sent jamais isolé. Les jardiniers mitoyens se parlent et développent des liens de solidarité forts. Des dialogues qui seraient impossibles, en dehors de ces espaces, naissent : ma mère discute avec des gens de tous âges, des Blancs, des Noirs, des Arabes, des Portugais, des Espagnols. Ils s’échangent des graines, se donnent des conseils et se prêtent des outils. C’est comme si, dans ces jardins, les liens sociaux se resserraient.

Quand j’ai appris que les jardins étaient voués à disparaître, menacés par un centre aquatique des Jeux olympiques de 2024, j’ai ressenti un profond sentiment d’injustice. Ces parcelles sont un patrimoine populaire essentiel à préserver. Certains habitants ne quittent jamais la Seine-Saint-Denis, n’ont pas l’occasion de partir en vacances, n’ont pas une vie rose dans leur petit appartement. Cet espace est leur seul petit luxe au milieu des grands ensembles, leur seul morceau d’extérieur. On a vraiment tenté de leur arracher quelque chose de fondamental, un endroit qui leur permet de déjouer la malédiction des pauvres, celle de vivre dans un univers artificialisé, où l’on mange mal, parce qu’on n’a pas les moyens d’aller à la Biocoop. Ces lieux sont des manières de rééquilibrer socialement les choses, d’oublier les humiliations, les rêves abandonnés en route et de se décharger du poids des sacrifices. Il y a un sens politique à les sauvegarder. »

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