Ferroviaire : les miracles de la concurrence se font attendre

La Renfe, compagnie publique de train espagnole, a démarré cet été une liaison entre Lyon, Marseille, et les métropoles espagnoles. - CC BY-SA 30 / Kabelleger / David Gubler / Wikimedia Commons
La Renfe, compagnie publique de train espagnole, a démarré cet été une liaison entre Lyon, Marseille, et les métropoles espagnoles. - CC BY-SA 30 / Kabelleger / David Gubler / Wikimedia Commons
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Malgré le tapis rouge déroulé par le gouvernement, très peu d’entreprises se risquent à concurrencer la SNCF. La libéralisation du rail dessert en revanche les cheminots et risque de désorganiser le réseau.
Les grands travaux s’accélèrent à la SNCF et malmènent les cheminots. Trois des quatre syndicats représentatifs ont appelé à une journée de grève ce mardi 26 septembre, contre « la privatisation de l’ensemble des activités et l’éclatement du groupe ». Ils dénoncent depuis des années les profondes transformations imposées par l’ouverture du transport de passagers à la concurrence, fin 2020.
En deux ans et demi, cette libéralisation rêvée par les uns et cauchemardée par d’autres, est pourtant restée presque invisible pour les usagers. Seule Trenitalia, la compagnie publique italienne, avait osé passer le pas sur le réseau TGV.
Elle vient d’être rejointe par la Renfe, son homologue espagnol, qui a lancé le 13 juillet une liaison entre Lyon, Marseille et les métropoles espagnoles. Prémices d’un big bang ferroviaire ou signe d’un échec programmé ?
Fermetures en pagaille
Les partisans de l’ouverture à la concurrence se sont empressés de célébrer ces premiers soubresauts. Les députés de la majorité, signataires d’un rapport d’information sur l’ouverture à la concurrence, soulignent que ce type de processus est « toujours progressif ».
Plusieurs compagnies ont néanmoins jeté l’éponge ou revu leurs plans à cause des difficultés. Sur les quarante-deux projets de lignes nouvelles signalées à l’Autorité de régulation des transports depuis 2019, seules quatre ont vu le jour en comptant les deux portées par la SNCF via sa filiale Oui Go.
La compagnie FlixTrain avait renoncé dès 2020 à ses projets en France, estimant la barrière à l’entrée trop élevée. Thello, premier vaisseau amiral de Trenitalia, a fermé l’année suivante le train de nuit Paris-Milan-Venise et la liaison Marseille-Nice-Milan.
La compagnie privée française Le train a reporté l’ouverture des liaisons entre Bordeaux, Angoulême, Nantes et Rennes, désormais espérée pour 2025. Et la coopérative RailCoop vient de frôler la faillite avant le premier tour de roue de son Lyon-Bordeaux tant espéré.

La SNCF continue donc d’exploiter à elle seule 90 % des TGV dans l’Hexagone. Le constat est encore plus tranché concernant les douze lignes Intercités, dite « d’équilibre du territoire », subventionnées par l’État et ouvertes à la concurrence sous la forme d’appels d’offres. La première procédure lancée en 2020 pour les lignes Nantes-Bordeaux et Nantes-Lyon a été annulée, et redémarrée de zéro, faute de candidat.
Des efforts importants sont pourtant déployés pour détricoter le monopole de la SNCF. Ses concurrents bénéficient d’une ristourne sur les péages les trois premières années et la SNCF Voyageurs verse 60 % de ses bénéfices pour financer l’entretien du réseau, contrairement à ses concurrents.
« Le ferroviaire est l’une des activités les plus capitalistiques de l’économie moderne »
Mais ces incitations restent insuffisantes et les candidats se plaignent tous des mêmes maux : des péages trop élevés, un système kafkaïen de réservation des sillons, un réseau vétuste entraînant de nombreux aléas, des travaux qui pénalisent les circulations, un matériel onéreux… Autant de griefs qui ciblent indirectement l’État, accusé de ne pas investir suffisamment dans le réseau.
« Le ferroviaire est l’une des activités les plus capitalistiques qui existe dans l’économie moderne, ça demande énormément de capitaux », souligne Florent Laroche, économiste à l’université Lumières Lyon 2 et spécialiste des transports, qui se dit « mitigé et sceptique » sur les tentatives de concurrencer la SNCF sur le réseau TGV.
La comparaison avec le transport par car est frappante : « Pour un seul aller-retour entre Lyon et Bordeaux, RailCoop annonce avoir besoin de 43 millions d’euros. À titre de comparaison, la vente de l’entreprise Oui bus à Blablacar par la SNCF s’est conclue en 2018 entre 10 et 20 millions d’euros, pour une offre de 300 destinations et 5 millions de passagers. Dans le ferroviaire, il faut plusieurs années pour rentabiliser un investissement initial, ce qui nécessite d’avoir les reins solides », souligne l’économiste. C’est pour cette raison que les seuls concurrents de la SNCF sont des entreprises publiques européennes ou la SNCF elle-même via ses filiales low cost.
Quête de rentabilité
Le fiasco de la libéralisation du fret ferroviaire depuis 2006 a également montré comment la loi du marché pouvait entraîner une forte attrition du réseau, lorsqu’il n’est pas suffisamment perfusé d’argent public. La part du rail dans le transport de marchandises a été divisée par deux entre 2006 et 2019 (de 20 % à 10 %) [1].
Doucement mais sûrement, l’ouverture à la concurrence redessine également le transport ferroviaire de voyageurs. Pour faire face à ses hypothétiques concurrents et répondre à ses nouvelles obligations comptables d’entreprise « comme les autres », la SNCF Voyageurs se concentre sur les tronçons les plus rentables.
Entre 1995 et 2019, la taille du réseau ferroviaire a ainsi diminué de 14 %. Et le « choc d’offre » tant attendu avec l’arrivée de nouvelles compagnies se cantonne pour l’heure au Paris-Lyon, qui est déjà la portion la plus empruntée d’Europe.
« La concurrence va faire baisser les coûts, mais elle rajoute une couche de dumping social »
Concernant les trains régionaux, subventionnés par les régions qui passent désormais des appels d’offres, la concurrence est également louée avec empressement. Sur les quatre premiers contrats signés depuis la fin du monopole, la SNCF en a raflé trois et c’est une autre entreprise française 100 % publique, Transdev, qui s’est arrogée le quatrième.
L’opération est néanmoins célébrée par les partisans de la libéralisation. Les nouveaux contrats signés doivent, en théorie, à partir de 2025, faire baisser le coût d’exploitation de 21 % dans les Hauts-de-France, augmenter de 16 % le nombre de trains en Loire-Atlantique et de 20 % entre Marseille et Nice.
« C’est vrai que la concurrence va faire baisser les coûts, mais elle rajoute une couche de dumping social sur un secteur qui est déjà en crise, s’alarme Fabien Villedieu, du syndicat de cheminots Sud Rail. En matière de fonctionnement, ça va être la catastrophe. »

Au bilan de l’ouverture à la concurrence, l’élément le plus spectaculaire reste en effet la purge imposée à la SNCF, comme aux grandes entreprises publiques avant elle. La SNCF a contracté ses effectifs de plus de 20 % ces vingt dernières années (40 000 salariés en moins entre 2000 et 2020) et le statut de cheminot a été supprimé pour les nouveaux arrivants par la loi de 2018.
À chaque nouvel appel d’offre, le groupe public crée des filiales de droit privé pour y transférer ses salariés. « Ils conservent leur salaire, mais tout le reste des droits sociaux est renégocié, résume Stéphane Crespin, délégué Unsa ferroviaire en région Paca. Psychologiquement, c’est un vrai choc pour les personnels en place. »
« De l’aveu même de la direction, dans dix ans, 50 % des salarié-e-s de SNCF Voyageurs seront soit dans une filiale, soit dans une boite privée », dénonce le syndicat Sud Rail dans son tract d’appel à la grève contre le « dumping social », prévue conjointement avec la CGT et la CFDT le 26 septembre.
« Ça va être le chaos dans le rail »
Les syndicats de cheminots préviennent à cor et à cri que ce virage managérial hypothèque le développement du ferroviaire et risque de retomber sur les usagers. La SNCF a vu apparaître un phénomène jusqu’alors inédit : des démissions en hausse et d’importantes difficultés de recrutement. En 2022, sur les 1 100 recrutements prévus, seulement 450 postes ont été pourvus, lit-on dans le rapport parlementaire daté du mois de mai.
« Le mode de fonctionnement normal de la SNCF est le sous-effectif, résume Fabien Villedieu. On a commencé il y a cinq ans avec les agents commerciaux, en fermant des gares et des guichets pour compenser. Ensuite cela a touché les agents du matériel, désorganisant la maintenance. Depuis deux ans, ça touche aussi les agents de conduite. Résultat, il y a chaque jour des centaines de trains qui sont “calés”, c’est-à-dire supprimés, faute de conducteur. À partir de 2025, ça va être le chaos dans le rail. »
La surenchère salariale nécessaire pour fidéliser ou débaucher des conducteurs risque également de faire grimper les coûts d’exploitation. C’est ce qui s’est notamment passé en Allemagne, conduisant deux entreprises ferroviaires, Keolis et Abellio à jeter l’éponge en 2021.
Ironie de l’histoire, ces inquiétudes accompagnent un réel mouvement de conversion des Français au ferroviaire. Les étés record se suivent en matière de fréquentation à la SNCF et le transport ferroviaire de voyageurs est en hausse de 2 % en 2022 par rapport à 2019. « Le train a de l’avenir, souffle Stéphane Crespin. Ce sont les cheminots et la SNCF qui n’en ont pas. »