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Dans les bars-tabacs, le Loto de la biodiversité laisse pantois

Le jeu Mission nature, un genre de Loto de la biodiversité, divise joueurs et commerçants. Ici à Paris, le 23 octobre 2023.

Le gouvernement vient de lancer son Loto de la biodiversité. Ce jeu à gratter permettrait de financer des projets de restauration. Pour les associations écologistes, il s’agit surtout d’une opération de « greenwashing ».

Paris, reportage

Il est 9 h 30 et quelques personnes sirotent un café les yeux rivés sur leur téléphone. Des tickets perdants jonchent le sol. À l’entrée du tabac-bar Le Chiquito, dans le 20e arrondissement de Paris, c’est un défilé permanent d’habitués venant acheter du tabac, des jeux, parfois les deux. Black Jack, Cash, Amigo, Goal, As de cœur ou Loto classique. Personne n’a encore demandé le Mission nature, le nouveau Loto de la biodiversité lancé le 23 octobre par le gouvernement.

Son objectif : récolter de l’argent pour financer vingt projets de renaturation sélectionnés par l’Office français de la biodiversité (OFB). Parmi eux : la sauvegarde des populations de tortues d’Hermann dont l’habitat a été dévasté par les incendies de forêt dans le Var à la fin de l’été 2017, ou encore la restauration des cinq tourbières des Vosges.

« Il y a plein de manières de protéger la nature. En alliant l’utile et l’agréable [...] [ce jeu] va créer une sorte d’élan de générosité et de curiosité autour de la nature », a assuré Sarah El Haïry, la secrétaire d’État à la biodiversité, au micro d’Europe 1. De là à créer un vrai engouement du côté des joueurs, rien n’est moins sûr.

Le jeu coûte 3 euros, et seulement 43 centimes seront reversés à l’OFB. © NnoMan Cadoret/Reporterre

« Les gens qui achètent un jeu de grattage veulent gagner de l’argent et pas être écolos. Ça ne va pas les intéresser », suppose Jérôme, le buraliste dudit bar-tabac parisien. Pour lui, les joueurs ne consulteront pas le QR code permettant de découvrir la vingtaine de projets qu’ils vont indirectement subventionner : « Ils ne veulent pas se prendre la tête. Les gens grattent pour gratter et gagner. »

Un homme achète enfin le fameux jeu et s’installe à une table pour le gratter. « Quand il y a une nouveauté, je l’achète pour voir si je peux gagner. Mais je ne m’intéresse pas à l’écologie », assure-t-il. Quelques minutes plus tard, Aziz, un habitué, prend lui aussi un ticket dont les couleurs « lui font penser à la nature ». Il gratte, remporte 6 euros. « Je suis content car j’ai gagné, je pense que j’en reprendrai un autre. Et puis j’ai contribué à quelque chose. »

« Greenwashing du jeu »

Avec ses deux grands lacs bleus en forme d’empreinte de pieds bordés de forêts, l’image du ticket Mission nature tranche avec celui des autres jeux. On gratte d’abord le lac de gauche. Si l’on découvre plus d’arbres que de bouteilles en plastique, c’est gagné. Puis on s’attaque au lac de droite. Il faut dévoiler trois fois le même montant pour remporter la mise (de 3 à 30 000 euros).

Au total, la FDJ espère vendre 14 millions de tickets. Selon la Française des jeux (FDJ), il y a 1 chance sur 3,21 de gagner un gain, un chiffre dans la moyenne d’autres jeux. Mission nature coûte 3 euros, dont 43 centimes seront reversés à l’Office français de la biodiversité. Le reste des gains se répartit entre les détaillants (18 centimes), la Française des jeux (20 centimes), les taxes (21 centimes) et les joueurs (1,98 euro).

Le faible montant destiné aux projets de renaturation et plus globalement ce système de Loto est critiqué par certaines associations environnementales, notamment France Nature Environnement (FNE). « Avec cette opération, la FDJ arrive donc à la fois à générer de nouvelles recettes et à se légitimer en faisant croire que ces jeux sont “utiles socialement”, explique l’association dans un communiqué. Ce type de jeu entretient la confusion entre les jeux d’argent et le financement d’actions d’intérêt général, comme l’avait déjà fait le Loto du patrimoine institué en 2017, dont seulement 12 % des recettes ont été reversées à la Mission patrimoine. »

Pour FNE, il vaudrait mieux donner directement aux acteurs concernés. Il s’agirait même d’un « greenwashing du jeu », dénonçait en février la sénatrice socialiste Angèle Préville, lors d’une audition devant la commission des finances du Sénat.

Dans ce bar-tabac, on s’interroge : « On va couper des arbres pour faire des jeux de grattage papier, c’est un peu hypocrite, non ? » © NnoMan Cadoret/Reporterre

Dans le bar-tabac Le Chiquito de Paris, Jérôme s’avoue aussi dubitatif. « On va couper des arbres pour faire des jeux de grattage papier, c’est un peu hypocrite, non ? Je pense que c’est surtout pour faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’État », estime le buraliste, tout en servant ses clients d’une main habile. Il rappelle également que ces tickets sont imprimés de l’autre côté de l’Atlantique, dans une usine de Montréal. Une fabrication pas vraiment bas carbone...

« L’État se décharge »

Sur la dizaine de buralistes parisiens interrogés, beaucoup pensent que leurs clients ne seront pas intéressés par l’aspect écologique du jeu. Seule la nouveauté leur donnera envie d’acheter. « Il y a une superstition : les gens croient qu’ils gagnent plus avec les nouveaux jeux », explique un jeune buraliste situé à côté de la gare de l’Est (10e arrondissement).

Dans un document de l’Autorité nationale des jeux, on peut lire que la FDJ aimerait « séduire des joueurs occasionnels, voire des non-joueurs » grâce à ce Loto de la biodiversité. Un objectif contraire à la stratégie interministérielle de mobilisation contre les conduites addictives, adoptée par le gouvernement en mars.

Une contradiction qui ne pose aucun problème à la secrétaire d’État, Sarah El Haïry. Mission nature est « d’intérêt général. Ce n’est pas un jeu qui entraîne de l’addiction [...] Le problème de l’addiction, c’est tous ces jeux en ligne », a-t-elle expliqué sur Europe 1.

Beaucoup craignent que ce jeu amplifie les addictions de certaines personnes. © NnoMan Cadoret/Reporterre

Mais pour France Nature Environnement, cette opération pose « des questions éthiques, puisqu’elle cible les joueurs, notamment les plus fragiles, qui pensent améliorer leur situation financière tout en contribuant à une cause d’intérêt général ». Centrer le ticket à gratter sur une thématique écologique pour attirer les jeunes est « une offre qui va être particulièrement addictive pour les jeunes », dénonçait ainsi Isabelle Falque-Pierrotin, la présidente de l’Autorité nationale des jeux (ANJ), lors de l’audition devant la commission des finances du Sénat en février dernier.

Au Tabac de la bourse, à côté de la place de la République, Line, une jeune buraliste, n’était pas vraiment au courant des modalités de Mission nature jusqu’à notre venue. « C’est une bonne idée, j’espère que cela encouragera les gens à prendre ce jeu », espère-t-elle.

Ayant entendu notre échange, un client s’approche pour acheter un ticket. « Je ne joue pas trop, mais vous avoir écouté m’a donné envie », assure-t-il. Il gratte, sans succès. « Dommage que je n’ai pas gagné, ça aurait fait une belle photo. » S’il trouve qu’un jeu à gratter écolo est une bonne idée, il préférerait que le gouvernement mette en place une réelle politique en faveur de l’environnement. « L’État se décharge, il ne fait pas grand-chose. Regardez le recul sur les pesticides ! On a un gouvernement vraiment pas écolo ! » Pas sûr que cette opération de communication gouvernementale change la donne.

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