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Culture

Histoire d’eau, par Ivan Illich

« H2O est une création sociale des temps modernes, une ressource rare qui demande une gestion technique », qui a « perdu la capacité de refléter l’eau des rêves ». Dans « H2O — Les eaux de l’oubli », Ivan Illich livre une méditation éblouissante qui embrasse l’eau, son rôle dans la ville à travers le temps, l’espace et l’histoire.

Il n’existe pas à ce jour de compteur type Linky pour l’eau. Nous payons les mètres cubes d’eau que nous consommons quel que soit l’usage que nous en faisons. À l’entrée de notre logement, il n’y a pas d’appareil sophistiqué qui collecte des informations sur notre mode de consommation et éventuellement l’oriente. Parions que ça n’est qu’une question de temps et que l’eau, comme l’électricité, va devenir un bien sous surveillance. D’ailleurs, il ne faudrait pas parler de l’eau mais des eaux. Car il y a l’eau imaginée, rêvée — celle des cascades, des ruisseaux, des lacs… — et l’eau des usages domestiques — celle qui coule dans les salles de bains, les toilettes, les cuisines… Ce sont les repères de deux mondes que l’on a tendance à confondre alors qu’ils sont bien distincts.

Ce constat est au centre d’un petit ouvrage de réflexion d’Ivan Illich publié par une toute jeune maison d’éditions dont le nom, Terre urbaine, sonne comme un programme. Disparu en 2002, Illich était un intellectuel de haute volée. Doté d’une culture encyclopédique, auteur prolixe, penseur cosmopolite n’appartenant à aucune chapelle, insensible aux honneurs, il a analysé son époque – la société post 1968 – avec une acuité exceptionnelle. Il a montré avant tout le monde comment les services, piliers de la société moderne – l’école, la médecine, les transports, et d’autres – passé un certain stade deviennent contre-productifs et « se retournent contre leur finalité fondatrice, leurs buts premiers », ainsi que l’écrit dans la préface le philosophe Thierry Paquot. Autrement dit, « l’école désapprend, l’hôpital rend malade, et les transports – devenus chronophages – désorganisent les déplacements au lieu de les faciliter ». Une critique radicale qui avec le temps n’a rien perdu de sa pertinence.

L’eau a perdu « son pouvoir mystique de laver la souillure spirituelle »

Si Illich s’intéresse à l’eau, c’est le fruit du hasard. Au milieu des années 1980, des habitants de Dallas, au Texas, l’ont contacté. Ils s’interrogaient sur l’opportunité de créer un lac artificiel au cœur de la ville moyennant la submersion d’une douzaine de pâtés d’immeubles. Il y avait les pour et les contre, ceux qui rêvaient d’attirer du public, de bâtir des commerces nouveaux et ceux qui parlaient gros sous et gaspillage d’argent public. Mais les deux camps se retrouvaient pour dire qu’un plan d’eau au centre la ville, par sa beauté intrinsèque, améliorerait l’esprit civique et élèverait l’âme des citoyens.

Illich ne tranche pas vraiment la querelle. Il s’en saisit pour amorcer un débat autrement plus ambitieux. Dans la conférence qu’il prononça devant des habitants (et qui a donné lieu à cet essai) il embarque tout le monde pour explorer le monde qui se cache derrière un mot, l’eau. Son intervention est une méditation éblouissante qui embrasse l’eau, son rôle dans la ville à travers le temps, l’espace et l’histoire. Il parle légendes et récits mythologiques ; il convoque les peintres du XIXe siècle et leurs tableaux célébrant le corps nu des baigneuses ; il raconte les égoûts dans la Rome antique et l’absence d’hygiène dans les demeures royales dix siècles plus tard ; il fait resurgir les cadavres naguère jetés dans le chœur des églises et leur odeur pestilentielle ; il rapproche la destruction de Carthage et celles de favelas, ensevelies sous le béton, au Brésil (où il a vécu un temps) ; il parle de l’eau qui lave et de l’eau qui purifie…

De ce voyage ébouriffant, un constat s’impose : l’eau, celle que l’on « tire » du robinet comme celle qui va peut-être surgir au cœur de Dallas, s’est profondément transformée. L’eau, observe Illich, a perdu « sa capacité de communiquer sa profonde pureté, son pouvoir mystique de laver la souillure spirituelle. Elle est devenue un détergent technique et industriel, une boisson toxique ». D’ailleurs, « nombreux sont ceux qui se refusent à la faire boire à leurs enfants ».

Il faudrait en quelque sorte inventer des mots différents pour préciser de quelle eau on parle, et peut-être distinguer H2O et l’eau. « Tout au long de l’Histoire, conclut Illich, l’eau a été perçue comme la matière qui irradie la pureté à présent, la nouvelle matière est H2O et la survie humaine dépend de sa purification. H2O et l’eau sont devenus des contraires : H2O est une création sociale des temps modernes, une ressource rare qui demande une gestion technique. C’est un fluide sous observation, qui a perdu la capacité de refléter l’eau des rêves. »

L’eau des rêves, c’est à travers la pluie, un lac de montagne ou une flaque d’eau sur la chaussée qu’il faut dorénavant la voir.


  • H2O — Les eaux de l’oubli, de Ivan Illich, préface Thierry Paquot, traduction Maud Sissung, aux éditions Terre urbaine, 155 p., 14,55 euros.

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