Homonuclearus, le média qui décortique le nucléaire français

L'équipe d'Homonuclearus durant l'enregistrement de l'entretien avec Barbara Pompili, à Paris, le 21 septembre 2022. - © Sarah Lefèvre / Reporterre
L'équipe d'Homonuclearus durant l'enregistrement de l'entretien avec Barbara Pompili, à Paris, le 21 septembre 2022. - © Sarah Lefèvre / Reporterre
Durée de lecture : 8 minutes
NucléaireAlors que le gouvernement prévoit de construire de nouveaux réacteurs nucléaires, Reporterre est allé à la rencontre d’« Homonuclearus », le site qui veut faire comprendre le nucléaire civil aux citoyens.
Paris, reportage
Paris, 3ᵉ arrondissement. Dans cette galerie d’art vide en plein Marais, deux fauteuils en cuir noir se font face ; braquées sur l’un d’eux, trois caméras et deux projecteurs. À l’extérieur, de l’autre côté des vitres de l’ancienne boutique prêtée pour l’occasion, l’équipe d’Homonuclearus a une heure d’avance et prend l’air en attendant l’ancienne ministre de l’Écologie, Barbara Pompili. David Lurinas, l’intervieweur, ainsi que Mickaël, Hugo et Alain, les trois chefs opérateurs, avalent leurs expressos.
— « C’est un projet collectif ! » lance David Lurinas.
— « Mais tu le portes », rétorque Mickaël Royer.
— « Oui je le porte, mais c’est collectif, car le projet vit avec les interviews filmées que l’on a déjà réalisées, et pour ça on est plusieurs ! » insiste le Parisien au crâne rasé.
— « Oui, au sens aussi où ça [le nucléaire] nous concerne tous », ajoute Mickaël.
De la Télé libre à Fukushima
Les garçons se connaissent depuis une quinzaine d’années. Ils se sont rencontrés à la Télé libre, pureplayer « citoyen, indépendant et participatif » qui proposait alors de former les jeunes aux médias par la pratique. L’idée d’alimenter collectivement un site internet avec des articles de fond, des interviews et des films sur les enjeux de l’atome est née là-bas en 2018. « On s’est dit : “Tiens, Fukushima, c’en est où, on n’en parle plus ? Et en France, on est comment ?” », se rappelle David Lurinas. Collectivement, le projet a avorté pour plusieurs raisons, mais lui a poursuivi ses recherches : « En six mois d’enquête, je me suis dit : “Je continue quoiqu’il arrive puisque ce qui se passe, c’est énorme !” »

Comprendre comment au sein des plus hautes instances de l’État, on décide de lancer un programme de construction de six nouveaux EPR alors que le premier n’est toujours pas en marche ? Qui mieux qu’une ancienne ministre de la Transition écologique pour répondre sur la marge de manœuvre qui lui reste une fois nommée au sein d’un État entièrement dévoué à l’atome ? Après Bernard Laponche, ancien ingénieur au Commissariat à l’énergie atomique devenu antinucléaire, ou le dessinateur Étienne Davodeau, auteur de la BD Le Droit du sol, Barbara Pompili se prête ce jour-là avec attention à l’exercice de l’entretien.
« La vraie question, c’est jusqu’où je vais pouvoir aller ? »
Ponctuelle, accompagnée de son attachée de presse, la députée de la majorité présidentielle demande à David de lui rappeler exactement « de quoi il s’agit » : « Nous sommes un média indépendant, entre la vulgarisation journalistique et les travaux de recherche. Et vous êtes la première femme politique que l’on invite. Nous avons envie de vous interroger sur l’exercice du pouvoir en matière de nucléaire. » « La vraie question, c’est jusqu’où je vais pouvoir aller ? » rebondit-elle tout sourire.
Les quinze pages de questions police 11 annotées sur les genoux, David Lurinas lance l’entretien en s’adressant à la rapporteuse de 2018 pour une commission d’enquête sur les installations nucléaires : « Pourquoi avoir voulu ce rapport parlementaire visant à étudier la sureté et la sécurité des installations nucléaires en France ? »

L’interview va durer près deux heures. Elle aurait pu continuer une nuit entière. Seule l’ancienne ministre apparaîtra à l’écran. Pas David Lurinas. Nul besoin d’un visage pour incarner les enjeux du nucléaire en France. Mais quelles raisons poussent donc ce père de famille, joueur de rugby, biologiste, à effectuer un second temps plein pour bâtir de toute pièce un site dédié au nucléaire ?
L’inventaire infini de questions posées en page d’accueil du site donne un aperçu de l’ambition du projet : « Qu’avons-nous appris de Tchernobyl ? Puis de Fukushima ? Comment fonctionne une centrale nucléaire ? Les réacteurs et leurs cuves associées irremplaçables peuvent-ils tenir au-delà des quarante années d’utilisation originellement prévues ? Quelle place revêt le nucléaire face aux menaces du changement climatique et à l’épuisement des ressources fossiles ? Que penser des nouvelles installations en construction ? Quid des opérations de démantèlement en cours ? »

C’est entre minuit et 3 h du matin que ce lecteur curieux analyse, écrit puis publie ses articles, en moyenne toutes les trois semaines : « Je veux retranscrire tout ce que j’ai appris ! Je ne suis jamais allé dans un réacteur, mais je me fade assez de rapports de l’ASN [Autorité de sûreté nucléaire] et de l’IRSN [Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire] pour comprendre. Or, c’est tout ce que l’on attend d’un citoyen et c’est ça que l’on vise avec Homonuclearus, car faire des choix éclairés, c’est comprendre. »
« Comment construire des EPR2 sur la base d’une tête de série malfaçonnée et qui n’a toujours pas fait ses preuves de fonctionnement ? » ; ou encore « des vibrations existent dont les causes restent inconnues. L’ASN peut-elle assumer les conséquences de la défaillance du constructeur ? » Devant Barbara Pompili, les questions sont de plus en plus pointues et précises. Les réponses, elles, souvent très concrètes et mesurées — à côté aussi parfois, comme lorsque que le journaliste l’interpelle sur la composition de son ancien ministère, à 50 % des personnes issues des Mines, des Ponts, de Centrale. « Cette idée d’État dans l’État pose question en matière de confiance des citoyens auprès de leurs représentants. […] Avec un bureau constitué d’autant de personnes qui sortent des mêmes écoles plutôt pronucléaires, comment on interroge cet exercice du pouvoir ? »

« L’État dans l’État ». Une allusion aux analyses de Bernard Laponche, 60 ans d’expérience dans le secteur et ancien conseiller technique sur les questions d’énergie et de sûreté auprès de la ministre de l’Environnement Dominique Voynet (1998-1999), pour qui il s’agit aujourd’hui d’envisager une sortie du nucléaire. « Bernard Laponche a découvert à quel point tu te bats contre l’État quand tu te bats contre le nucléaire », résume David Lurinas avant d’enchérir : « Au tout début de mes recherches, j’ai rencontré des chercheurs de l’École des Mines et même eux disent que le fait de travailler dans un Centre de recherche sur les risques et les crises au sein de ParisTech dérange leurs pairs, qu’ils sont perçus comme des iconoclastes, voire des provocateurs. »
Éclairer l’opacité
Non loin de la galerie, David Lurinas et Mickaël Royer, l’un des cadreurs, débriefent l’entretien avec Barbara Pompili. À l’évocation du manque de transparence et de l’absence de démocratie dans le processus de décision énergétique en France, Mickaël relance la machine avec un secret de famille. Il y a plusieurs années, le documentariste a découvert de vieilles photos des essais nucléaires en Polynésie française dans un tiroir de son défunt grand-père : « Je pensais qu’il était ingénieur au CEA, mais non, il était bien plus que ça ! Le patriarche que j’ai connu au bout de la table n’a rien laissé à ses enfants. Il n’a rien dit. Il est parti avec tous ses secrets et ma grand-mère aussi. »
Mickaël a appris très tard, avec Homonuclearus, que Claude Fréjaques a occupé les postes de directeur de la chimie du CEA, puis de président du Centre national de la recherche scientifique, et fut l’un des principaux spécialistes scientifiques français d’un procédé d’enrichissement de l’uranium.
Avoir enfin voix au chapitre
Le tabou, le manque de transparence, la ministre balayait cette question d’un revers de main une heure plus tôt en brandissant fièrement l’existence des CLI, les Commissions locales d’information censées informer les riverains sur l’état de leurs centrales. David Lurinas, hors champ, réfute avec vigueur l’argument : « Je suis allé sur tous les sites internet des CLI de France. J’ai écrit un article dessus. Les CLI, c’est tout sauf un moyen de s’informer, il n’y a pas un site à jour ! Les informations sur les centrales nucléaires ne sont pas accessibles. C’est une honte ! Il n’y a aucun document, rien n’est propre ! »
Depuis deux ans, la plume d’Homonuclearus reçoit de nombreux courriels ou appels de confrères, de travailleuses et travailleurs du nucléaire, d’habitantes et d’habitants pour lui poser des questions ou lui envoyer des informations. Il estime à deux ou trois ans, le temps de finir le grand tour du nucléaire civil en France, avant de s’attaquer au nucléaire militaire — s’il lui reste de la force.
« Nous ne sommes plus dans les années 1970. Pendant 40 ans, nous n’avons pas eu voix au chapitre et on nous demande juste de nous conformer à un choix alors que la question se pose vraiment : n’est-on pas en train de jouer avec le feu ? »