L’« Affaire tournesol », une insurrection biologique contre les nouveaux OGM

Durée de lecture : 7 minutes
OGM Agriculture LuttesDans l’Hérault, les semenciers démultiplient des tournesols devenus résistants aux herbicides. En lançant « l’Affaire tournesol », des militants locaux tentent, en disséminant des graines biologiques, de « contrecarrer » la production de ces OGM d’un nouveau genre, qui croissent dans une faille de la législation européenne.
- Lodève (Hérault), reportage
Il y a foule ce samedi 1er juin dans les rues de Lodève. C’est jour de marché, et les étals débordent de fruits et légumes ensoleillés. Sous un grand parasol, Antoine vend radis, fraises et salades fraîchement cueillies. À ses côtés, Jean-Claude distribue des petits sachets colorés aux clients. « Ce sont des graines de tournesol bio, que vous pouvez semer près de chez vous, pour contrecarrer la production de nouveaux OGM », explique-t-il aux curieux.
L’idée est simple : une fois fleuris, les plants bio attirent abeilles et bourdons, qui transportent ensuite les pollens butinés vers d’autres tournesols, dont certains sont des « variétés rendues tolérantes aux herbicides » (abrégées en VrTH). Autrement dit, des plantes dont les gènes ont muté sous l’effet de l’exposition à un pesticide [1]. Ainsi pollinisés par les gamètes des tournesols bio, ces OGM donneront des graines en partie « contaminées » (par les fleurs bio), qui ne pourront plus être vendues par les semenciers, car leur ADN sera considéré comme « impur ».

L’opération, dénommée « l’Affaire tournesol » — un clin d’œil à une bédé de Tintin — a débuté au début du mois de mai dans l’Hérault. « Le département est une zone de production de semences de tournesol », explique Antoine, membre du collectif à l’origine de l’action. Des entreprises semencières, RAGT ou Syngenta, passent des contrats avec des agriculteurs-multiplicateurs [2], qui cultivent ces fleurs herbicides pour en récolter les graines, ensuite contrôlées et vendues comme semences « tolérantes aux herbicides ». RAGT commercialise ainsi deux variétés de tournesol sous la marque Clearfield, une « technologie » brevetée par le géant agrochimique BASF.
« On détruit tout, ça donne envie de pleurer »
Combien de surfaces sont-elles concernées ? « Impossible à savoir, il n’y a pas de chiffres, pas d’information, c’est très opaque », regrette le maraîcher. Contactée, RAGT nous a envoyé vers l’Union française des semenciers (UFS), l’organisation de ces professionnels, indiquant que « face à ces actions [de semis de plants bio], les semenciers souhaitent parler d’une seule voix ». L’UFS n’a pas pu nous répondre dans les délais impartis.
Au niveau national, un tiers des tournesols cultivés, soit 160.000 ha, seraient des variétés mutantes. « Ce sont des éponges à herbicides, résume Antoine. Les semences sont enrobées de fongicide [le metalaxyl-M] et génétiquement modifiées pour “résister” à un herbicide [l’imazamox], qui peut ensuite être pulvérisé sur le champ, tuant toutes les autres herbes, sauf le tournesol. Et de conclure, amer : C’est quand même particulier comme mode de culture. »

Cette agriculture « particulière », Christophe Maraval en a fait les frais. Apiculteur, il vit à la Tour-sur-Orb, à proximité d’un champ de tournesol VrTH. « Nous avons perdu plus des deux tiers des colonies d’abeilles, raconte-t-il, dépité. Après deux années désastreuses, nous avons dû bouger les ruches, plus loin, c’est moins pratique, mais on ne peut pas faire autrement. » Il a bien essayé de discuter avec son voisin agriculteur et avec l’entreprise semencière, en vain : « Ils nous disent que ça ne peut pas être eux, c’est un dialogue de sourd », soupire-t-il. Lui est pourtant convaincu : ses abeilles « rapportent du pollen empoisonné, qu’elles donnent à manger aux larves, ce qui les tue ». Et les ruches implantées ailleurs se portent mieux, produisant un miel onctueux que l’apiculteur vend sur le marché de Lodève.

« On détruit tout, ça donne envie de pleurer », lâche une passante en piochant un sachet de graines sur la table d’Antoine. Elle emporte également quelques jeunes plants de tournesol, qu’elle installera dans son jardin. « Pour que la contamination marche, il faut que les tournesols bio soient semés à moins de 3 km d’un champ VrTH. C’est grosso modo la distance que parcourent les insectes pollinisateurs, précise le paysan. Mais, comme on ne sait pas exactement où se trouvent les champs, on distribue auprès d’un maximum de personnes. » En quatre semaines, 11 kg de graines ont été distribuées sur les marchés du département, à Clermont-l’Hérault, Sète, Ganges, Béziers, Gignac ou Bédarieux. Sera-ce suffisant pour « contrecarrer » les plantes VrTH ? Peut-être pas, mais ces « semeurs volontaires » espèrent mobiliser la population : « On cherche à disséminer l’information, car beaucoup de personnes ne savent pas qu’on cultive actuellement des OGM en France », affirme Jean-Claude, par ailleurs faucheur volontaire et membre du collectif des semeurs du Lodévois-Larzac.
Transgenèse et « nouvelles techniques de modification génétique »
Car, officiellement, aucun OGM n’est cultivé en France. Enfin, aucun OGM obtenu par transgenèse, c’est-à-dire par l’introduction d’un gène étranger dans le génome d’une espèce végétale. Sauf que depuis quelques années se développent tous azimuts les « nouvelles techniques de modification génétique » (New Breeding Techniques, NBT), dont la mutagenèse. Les organismes créés par ces dernières techniques sont-ils OGM ou pas ? Il existait un flou juridique quant à leur statut, jusqu’au 25 juillet dernier. La Cour de justice de l’Union européenne a alors décidé que ces techniques tombaient bien sous le coup de la directive 2001/18, qui impose une évaluation, une traçabilité et un contrôle strict des organismes modifiés génétiquement.

« Depuis juillet 2018, toutes les nouvelles variétés mutantes et mutées relèvent de la réglementation 2001/18 », résume Christophe Noisette, d’Inf’OGM. Une faille subsiste cependant, car la décision de justice exclut « les organismes génétiquement modifiés obtenus par des techniques qui ne sont pas considérées, de par leur caractère naturel [3], comme entraînant une modification génétique ou par celles qui ont fait l’objet d’une utilisation traditionnelle sans inconvénient avéré pour la santé publique ou l’environnement. » Une brèche dans laquelle se sont engouffrées les entreprises agrochimiques. « Les entreprises restent volontairement opaques, déplore Christophe Noisette. Elles ne précisent pas quelles techniques elles utilisent, et arguent ensuite qu’elles n’ont recours qu’à de vieilles méthodes de mutagenèse », prétendument sans danger.

Les gouvernements pourraient contrôler les dires des industriels en analysant le génome des semences vendues, par exemple, mais la volonté semble faire défaut. La France dit attendre la position du Conseil d’État à ce sujet. Et, au niveau européen, « il y a actuellement un lobbying effréné pour réviser la directive 2001/18, constate M. Noisette. Les industriels et certains pays poussent pour que la nouvelle Commission européenne assouplisse la législation OGM, au prétexte que celle-ci serait obsolète et dépassée par les nouvelles techniques, présentées comme bien moins dangereuses que la transgenèse. » Fer de lance de cette offensive promutagenèse les Pays-Bas ont transmis en mai aux ministres de l’Agriculture de l’Union européenne une proposition de « réflexion » sur l’encadrement législatif des nouveaux OGM. Réflexion qui pourrait, à terme, aboutir à la réécriture de la directive 2001/18. « La bataille contre les OGM est bel est bien devant nous », conclut Christophe Noisette. Dans l’Hérault, la première manche de l’« Affaire tournesol » devrait s’achever mi-juin… mais les semeurs espèrent reprendre la dissémination au printemps prochain.