« L’Europe ne doit pas aider les entreprises au détriment de l’écologie »

La réforme sur la fiscalité des entreprises est actuellement discutée au Parlement européen. - Pixabay/Jai79
La réforme sur la fiscalité des entreprises est actuellement discutée au Parlement européen. - Pixabay/Jai79
Durée de lecture : 5 minutes
Europe Économie PolitiqueDans cette tribune, Claude Gruffat interpelle sur un projet de la Commission européenne qui permettrait aux entreprises de défiscaliser leurs investissements, privant les États d’apports financiers pour la transition écologique.
Ce n’est pas un scoop, nous avons besoin d’une transition sociale et écologique pour réduire les inégalités et maintenir l’habitabilité de notre planète. Mais cette transition ne va pas se faire seule : c’est pourquoi le rapport déposé au gouvernement le 22 mai par l’économiste Jean Pisani-Ferry appelle le pays, dont le secteur public, à investir, et même à s’endetter à hauteur de 66 milliards d’euros par an pour l’affronter.
Parallèlement, la Commission européenne propose dans un document intitulé DEBRA (Debt equity bias reduction allowance, ou prime en faveur de la réduction de la polarisation des dettes et fonds propres) une réforme de la fiscalité des entreprises. Ce texte est actuellement discuté au Parlement européen.
L’objectif affiché par la Commission avec ce texte est de minimiser les risques de surendettement des entreprises, facteurs de faillites et de chômage. Car, actuellement, les incitations fiscales à l’emprunt (avec la déductibilité des remboursements d’intérêt) les favorisent : il est plus avantageux pour une entreprise d’investir en empruntant qu’en utilisant ses fonds propres.
Approximations
La Commission a calculé que la suppression totale de la déductibilité des intérêts sur les investissements par emprunt pourrait augmenter les revenus des États de 245 milliards d’euros par an. Pourtant, au lieu de supprimer cette incitation fiscale à l’endettement, elle veut accorder aux entreprises une franchise qui allouera aux fonds propres le même traitement fiscal que celui appliqué aux dettes. Elle a estimé le coût de ce nouvel avantage à 6 milliards d’euros, tout en admettant que sa méthodologie de calcul n’était pas exempte d’approximations.
L’ONG Tax justice network confirme d’ailleurs qu’elle minimise fortement ce coût, d’autant plus que les taux d’intérêt augmentent. Au final, la Commission européenne choisit un dispositif dont elle ignore le coût réel pour les États, au lieu de se tourner vers une solution qui aurait pu rapporter 245 milliards d’euros annuels.

La première indignation porte sur le plan économique. En facilitant les investissements des entreprises, la Commission européenne laisse penser qu’elles sont les principaux acteurs de la transition écologique et sociale. Pourtant, comme le rappelle l’Observatoire des multinationales, une entreprise comme TotalÉnergies, qui a largement bénéficié de la crise causée par la pandémie, n’a investi en 2022 que 1,6 % de son chiffre d’affaires dans la transition énergétique.
Néolibéralisme
Par ailleurs, ces avantages fiscaux bénéficieront avant tout aux entreprises qui ont les moyens de s’endetter, c’est-à-dire les plus riches et les multinationales, qui ne sont pas forcément les plus intéressées à rechercher les alternatives les plus sobres. Les multinationales de l’agrobusiness vont-elles employer leur cadeau à la reforestation, au développement de la permaculture, ou au contraire rechercher des modes de production toujours plus techniques et hors-sol pour s’assurer de leurs retours sur investissement ?
La seconde indignation est politique. Alors que les inégalités se creusent en Europe, que l’inflation frappe davantage les catégories modestes, et que les entreprises versent des dividendes toujours plus faramineux... que fait la Commission européenne ? Elle offre un cadeau fiscal aux entreprises et à leurs actionnaires. Et, ce, après les centaines de milliards d’euros d’aides qui leur ont été versés sans contrepartie pendant la pandémie de Covid.
La Commission européenne est-elle naïve ou incapable de se détacher de ses vieux réflexes libéraux ? En tout cas, elle est dangereuse pour l’avenir de l’Union européenne. Le développement de la transition énergétique fait aujourd’hui l’objet déjà d’une concurrence mondiale, et l’Europe devrait utiliser cet argent pour financer des secteurs phares comme la mobilité décarbonée ou l’énergie photovoltaïque, au lieu de l’accorder sans contrepartie.
Responsabilité
245 milliards d’euros, c’est presque quatre fois la somme annuelle de 66 milliards d’euros estimée nécessaire par l’économiste Jean Pisani-Ferry, pour décarboner l’économie française. Une somme colossale, donc ! Et encore largement en deçà des besoins réels si l’on considère que la transition écologique n’est pas seulement la décarbonation de l’économie, mais aussi la restauration de la biodiversité, des sols, des cycles de l’eau, etc.
À l’heure où le ministre délégué chargé des comptes publics, Gabriel Attal, clame qu’on « ne peut pas se permettre » de s’endetter pour la transition écologique et où le déficit public atteignait 4,7 % du PIB dans la zone euro au troisième trimestre 2022, ce nouveau cadeau offert aux entreprises, et à leurs actionnaires, est-il responsable ?