L’Ocean Viking, bouée de sauvetage en Méditerranée

C'est à la force des bras que chacune des 440 personnes secourues ont été hissées à bord du navire principal depuis les trois zodiacs. - © Guy Pichard / Reporterre
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MigrationsPeur, fatigue, espoir d’un renouveau... À bord du bateau humanitaire « Ocean Viking », ceux ayant tenté la traversée de la Méditerranée racontent leur périple et leur sauvetage.
À bord de l’« Ocean Viking » (Méditerranée), reportage
15 heures, pont de l’Ocean Viking, au large de Sfax, en Tunisie. Les trois puissants zodiacs du bateau de l’association humanitaire SOS Méditerranée viennent de déposer sur le navire principal les derniers naufragés de la journée. Ils et elles sont 440 à avoir été secourus en 48 heures par le navire-ambulance battant pavillon norvégien.
Toujours dans les eaux internationales, les lieux de sauvetage du 24 et du 25 août n’en restent pas moins dangereux, surtout au large de la Libye. Sur le pont, des scènes de retrouvailles se mêlent aux cris, aux prières et souvent aux larmes. Ceux qui en ont encore l’énergie, et de la batterie dans leur téléphone, prennent la pause avec l’équipage ou leurs proches, heureux d’être là et, surtout, en vie. Tous et toutes sont conscients que, sans le passage du navire-ambulance, l’arrivée de leur « bateau » sur les côtes italiennes de l’île de Lampedusa était peu probable.

« Les embarcations arraisonnées ne sont pas faites pour une telle traversée et s’avèrent parfois aux limites de couler, regrette Ahmed, leader de l’équipe de protection de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR). L’été est la saison où il y a beaucoup de départs, surtout en août. Cette année, le nombre de personnes qui ont tenté de traverser la Méditerranée a augmenté de manière dramatique. »

« Des jours en mer sans manger ni même parfois boire »
À peine le moment du sauvetage passé, la priorité est d’enrayer la déshydratation de la quasi-totalité des nouveaux arrivants. « Ils ont souvent passé plusieurs jours en mer sans manger ni même parfois boire, dit à Reporterre Caroline, infirmière à la tête de l’équipe médicale embarquée. L’hypothermie ou l’hyperthermie sont courantes. Les affections médicales présentes avant le départ — souvent liées à la violence, à la torture ou encore aux abus sexuels — sont amplifiées par les quelques jours passés en mer dans de très mauvaises conditions. »
Réhydratés, les rescapés sont enregistrés pour que leur nombre soit communiqué aux autorités. Ils et elles reçoivent un « kit de réfugiés » dans un sac en tissu, avec des vêtements (pantalon, t-shirt, bonnet, serviette ainsi que des sous-vêtements), une bouteille d’eau, une brosse à dents et une barre alimentaire, vite grignotée. Tout de suite après, place à la douche.

Il y en à sept sur l’Ocean Viking, cinq pour les hommes et deux pour les femmes (moins nombreuses). « Beaucoup souffrent de brûlures chimiques dues au mélange entre l’eau de mer et l’essence des moteurs de bateau. Se savonner permet de la chasser de la peau », explique Caroline. Après la douche a lieu le discours de bienvenue. Il permet d’expliquer aux personnes secourues où elles ont atterri, l’emplacement en mer, leurs droits et aussi les règles du navire.
L’équipage leur demande leur âge et la présence éventuelle d’un ou de plusieurs membres de la famille à bord, afin de le communiquer aux autorités italiennes et prémunir les rescapés d’une séparation lors du débarquement. C’est alors que, habituellement, les personnes secourues ressentent le contrecoup de leur sauvetage. L’équipage l’a baptisé « golden hour » : soulagement, peur, épuisement, choc psychologique et sentiment de sécurité, l’ascenseur émotionnel impose une sieste quasi générale. Veillés par l’équipage, les naufragés ne sont dérangés sous aucun prétexte.
Réchauffer le corps et l’esprit
Le « premier » repas à bord a de quoi surprendre les rescapés : le « kit de nourriture pour 24 heures » contient deux plats autochauffants. Sur le bois usé du pont du navire, l’ambiance se détend et permet de passer à une nouvelle étape, « administrative » celle-là. Les liens de parenté et le pays de résidence des proches sont répertoriés et transmis aux données du programme de « Rétablissement des liens familiaux » de la Croix-Rouge. Ainsi, un proche est prévenu par l’association. « La semaine dernière, nous avions vingt-quatre nationalités et sept à huit langues différentes, raconte Ahmed. Afin que chacun comprenne bien ses droits, nous utilisons des vidéos de la Croix-Rouge internationale. »
Dernière étape, assez cruciale : trouver les éventuelles vulnérabilités de chacun nécessitant soin ou suivi particulier à transmettre aux autorités italiennes. « L’objectif est que la personne soit débarquée en fonction de son cas. Bien évidemment, nous demandons à tous et à toutes leur accord pour être référencés ainsi », dit le jeune Marocain polyglotte.

Peu à peu, d’autres besoins sont satisfaits, comme recharger les portables. Souvent, ces appareils sont les seuls biens matériels de ceux et celles qui tentent la traversée, avec un papier d’identité. « Le téléphone est le seul lien avec leur famille », dit Caroline. Le barber shop est aussi systématiquement proposé, « il rencontre beaucoup de succès. Ensuite, nous distribuons des livres, des jeux pour les enfants, voire nous mettons de la musique ». La nuit tombe alors, si tout le monde a au moins une couverture, nombreux sont ceux à dormir sur un carton, faute de place dans les conteneurs aménagés installés sur le pont.
« Pour moi, sur ce bateau, c’est une nouvelle naissance »
Considérée comme la route migratoire la plus dangereuse du monde, la Méditerranée aurait coûté la vie à plus de 2 000 personnes depuis janvier, selon l’Organisation des Nations unies (ONU). Celles recueillies par le bateau humanitaire décrivent la traversée de la Libye comme un enfer. Récemment, la Tunisie a émerger un vif racisme alimenté par les déclarations xénophobes du président, Kaïs Saïed. « Je suis allée travailler en Libye pour tenter de gagner de l’argent. J’ai été emprisonnée et violée pendant plusieurs mois avant de pouvoir partir, confie Aïsha, les larmes aux yeux, partie de Côte d’Ivoire. La traversée coûtait 400 000 francs CFA [610 euros] depuis la Libye sur un bateau en plastique. »

Parmi toutes les formes de violence subie par les exilés, celles liées au sexe touchent presque chaque femme. Sur l’Ocean Viking, elles ont accès à tout le pont du bateau et un espace leur est réservé : le « women shelter » (abri pour les femmes). Gwaldys, la sage-femme de l’équipe, y passe logiquement une bonne partie de son temps. « Mon rôle principal est de m’occuper des femmes à bord, notamment pour le dépistage des violences sexuelles, mais aussi pour les questions de grossesse ou de leur interruption, voire des problèmes gynécologiques », explique-t-elle entre deux consultations.
À côté, la « clinique » ne désemplit pas et voit passer toutes sortes de blessures, physiques comme morales. Impacts de balles, traces de torture, membres cassés… certains cas sont très graves. « La clinique est initialement prévue pour les soins, mais c’est en fait la porte ouverte à l’écoute car ils viennent pour la blessure et aussi pour être entendus », dit Caroline. Sur le bateau, Joël, 16 ans, raconte ses quatre ans d’esclavage en Libye et Kanté, 18 ans, se fait soigner une plaie profonde à la main gauche — un coup de couteau reçu en Turquie pour lui voler son téléphone — et qui s’est infectée en mer.

Si les quelques jours en mer auprès de l’équipage permettent aux corps et aux esprits une résilience spectaculaire, ils ne suffisent pas à réparer les traumatismes de la plupart des naufragés. Les débarquements de l’Ocean Viking ont été ordonnés par les autorités italiennes à Vibo Valentia, en Calabre, le 27 août et à Naples, en Campanie, le 28 août. Après les scènes de joie sur le pont du bateau plus qu’encombré à l’arrivée au port et les adieux à l’équipage, les exilés vont découvrir la bureaucratie européenne et les centres d’accueil italiens… avant une possible expulsion pour la plupart d’entre eux.
Testés par les autorités sanitaires avant de débarquer (Covid, gale, etc.), les naufragés devront prouver qu’ils ne peuvent rentrer dans leur pays d’origine pour diverses raisons. Mineur, Joël devrait au moins rester jusqu’à sa majorité sur le sol européen. « Pour moi, sur ce bateau, c’est une nouvelle naissance. Je veux oublier le passé et reprendre ma vie à zéro », conclut-il plein d’espoir.