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L’agro-industrie profite de la COP22 pour vendre ses solutions à l’Afrique

À l’occasion de la COP22, le Maroc défend une « initiative » pour permettre à l’agriculture africaine de faire face au changement climatique. Louable a priori, cette intention agrège en fait les intérêts de groupes agro-industriels et ceux de l’industrie marocaine du phosphate, pour un résultat incompatible avec la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Cette année dans les discussions climat, c’est la couleur verte qui aura dominé. Vert comme l’étoile sur le drapeau du Maroc, le pays qui accueille cette année les discussions onusiennes de la COP22 sur le climat. Elles se termineront ce vendredi 18 novembre, après deux semaines de négociations. Vert, aussi, comme la couleur des prairies et champs fertiles. C’est ce que souhaitait dès septembre 2016 le ministre marocain de l’Agriculture, Aziz Akhannouche. « La COP22 devra être une COP de l’agriculture eu égard à son rôle dans la sécurité alimentaire et l’adaptation aux changements climatiques », avait-il déclaré devant un parterre de journalistes africains.

La grande réunion annuelle du climat a donc été l’occasion pour le Maroc de mettre en avant son « Initiative AAA », ou initiative pour l’Adaptation de l’agriculture africaine aux changements climatiques. En effet, l’enjeu est crucial. « Les deux tiers des terres arables africaines pourraient être perdus d’ici à 2025 à cause du changement climatique », « la baisse des rendements agricoles pourrait atteindre 20 % en 2025 », alors même que, sur le continent, la « population est appelée à doubler d’ici à 2050 », détaille le document de présentation du projet. 27 pays africains ont accepté de le porter.

Parmi les partenaires, le secteur privé est bien présent. Avril, groupe français leader de l’agro-industrie [1] fait partie des soutiens. Tout comme Livelyhoods, un fonds d’aide au développement financé entre autres par Danone, Schneider Electric, le Crédit Agricole, Michelin, ou encore Veolia. Et encore la Fondation OCP (Office chérifien du Maroc) — l’OCP Groupe est l’entreprise qui gère l’exploitation du phosphate dans le pays, un composant essentiel des engrais chimiques.

Le PDG de Danone, Emanuel Faber, était d’ailleurs présent à la conférence de présentation mercredi 16 novembre dernier, aux côtés du ministre marocain de l’Agriculture, du ministre français Stéphane Le Foll, et du directeur général de la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture). « C’est inquiétant de voir un secteur privé aussi présent alors qu’il y a très peu de représentants des paysans les plus vulnérables », estime Anne-Laure Sablé, chargée de mission au CCFD-Terre solidaire. Elle a assisté à la conférence, et relevé qu’une quarantaine d’autres portaient sur le sujet de l’agriculture pendant la COP. « Pourtant, les négociations officielles sur l’agriculture sont bloquées, les États ont décidé de les reporter en 2017. Et le ministre de l’Agriculture du Maroc n’en a pas dit un mot. Il ne parle que de l’initiative AAA : les discussions sur l’agriculture ne sont vraiment traitées que dans les partenariats public-privé ! »

« Ces gros acteurs privés se déclarent porteurs de solutions alors qu’ils contribuent au changement climatique »

Une réunion d’experts en juillet dernier a permis d’élaborer un « livre blanc » de l’Initiative AAA, regroupant des solutions. Parmi elles, la promotion de l’agriculture biologique et de l’agroforesterie côtoie des projets de gestion de la fertilité des sols portés par l’Association internationale de l’industrie des engrais, ou la Bill et Melinda Gates Foundation — qui finance le développement des OGM, et a des liens avec la multinationale Monsanto, comme l’a montré un rapport de l’ONG Grain. « Nous dénonçons régulièrement ces gros acteurs privés, car ils se déclarent porteurs de solutions, alors qu’en fait ils contribuent au changement climatique », souligne Anne-Laure Sablé. En effet, les engrais de synthèse sont la 3e source d’émission de gaz à effet de serre en agriculture. Ils dégagent un gaz 300 fois plus réchauffant que le CO2, le protoxyde d’azote.

Cultures en terrasse du village marocain de Aït Hsayn, dans le Haut-Atlas, entre le Jbel Azrou Wizem et le Jbel Fernissou.

En bonne place parmi les solutions, également, l’initiative 4 pour 1000 du ministre français de l’Agriculture, Stéphane Le Foll. Elle vise à favoriser le stockage de carbone dans les sols, mais inquiète les ONG et organisations paysannes, qui ne voient pas là une remise en cause du modèle agricole fortement consommateur d’intrants, et soulèvent le risque d’accaparement des terres, qui deviendraient des « puits de carbone » plutôt que des sols nourriciers pour l’agriculture familiale.

Mêmes acteurs, mêmes types de solutions mises en avant : l’Initiative AAA ressemble fortement à l’Alliance globale pour l’agriculture intelligente face au climat, qui avait été lancée sous l’égide de l’ONU en 2014, avec toujours Danone et l’industrie des fertilisants parmi ses membres. Reporterre avait raconté le tollé suscité auprès des associations de solidarité internationale, paysannes et environnementales, dénonçant les « fausses solutions ». « Mais là il y a un risque supplémentaire, car l’Initiative AAA est officiellement intégrée dans l’agenda des solutions, elle est présente dans les espaces de la COP », indique Anne-Laure Sablé.

Les conséquences pourraient être très concrètes, car l’initiative pourrait ainsi capter des fonds destinés à la lutte contre le changement climatique. C’est même très officiellement son principal objectif. Pour se financer, elle vise les fonds promis par les pays développés aux pays en voie de développement pour faire face au changement climatique. Sur 100 milliards par an à partir de 2020, elle compte en capter 30 %.

« La moyenne de consommation d’engrais en Afrique est seulement de 10 kg par hectare contre une moyenne de 100 kg dans le monde » 

« Dans les couloirs de la COP, le ministre de l’Agriculture marocain, Aziz Akhannouch, multiplie les rencontres avec les bailleurs de fonds », décrivait le journal Jeune Afrique dans un article du 15 novembre.

Des sommes pour lesquelles le Maroc a déjà une idée très précise de la façon dont elles pourraient être utilisées. L’un des partenaires les plus présents de l’Initiative AAA est l’Office chérifien des phosphates (Groupe OCP), contrôlé par l’État marocain. Le Maroc détient les plus grandes réserves mondiales de phosphate, un ingrédient important des engrais agricoles. C’est le deuxième producteur mondial de cette matière première, dont la consommation augmente chaque année. Et pour se développer, le groupe OCP vise l’Afrique. Il a créé en février dernier une filiale dédiée au continent, OCP Africa, et inauguré une usine d’engrais appelée l’« Africa Fertilizer Complex ». « OCP Africa va lancer la création d’un réseau de filiales dans 15 pays d’Afrique, tant à l’ouest qu’à l’est du continent. Dans chacun de ses pays, ces filiales vont s’atteler à développer le marché des engrais, qui reste souvent balbutiant. La moyenne de consommation d’engrais en Afrique est seulement de 10 kg par hectare contre une moyenne de 100 kg dans le monde », explique un article d’Usine nouvelle.

Une paysanne kényane dans la région du mont Kenya, en 2010.

L’Initiative AAA serait donc une occasion pour le Maroc de doper ses ventes d’engrais, sachant que « le phosphate reste un des principaux produits d’exportations du Maroc à 44 milliards de dirhams [environ 4,15 milliards d’euros] en 2015 sur un total de 366 milliards de dirhams d’exportations », précise encore Usine nouvelle.

L’initiative AAA semble parfaitement en accord avec cet objectif. Parmi les quatre priorités, la première est la « gestion des sols ». Le livre blanc souligne la faible consommation de fertilisants en Afrique, et préconise la formation des agriculteurs à leur utilisation, le « développement du marché des engrais », ou encore « des systèmes d’incitation ciblés favorisant l’usage des fertilisants ».

« Pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture, il faut questionner l’utilisation des fertilisants chimiques », dit Anne-Laure Sablé. Toutes ces initiatives ne remettent pas en cause le modèle agricole, ils ne proposent que d’atténuer ses effets alors qu’il ne fonctionne pas, tant au niveau du climat que de la sécurité alimentaire. »

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