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24 octobre 2017 / Nicolas CasauxLes « civilisations », entendues comme « cultures humaines urbaines, très hiérarchiques, organisées grâce à une forme d’État, et dont l’alimentation dépend de l’agriculture », ont ceci en commun, selon l’auteur de cette tribune, de dévaster leurs territoires et de dissoudre les diversités culturelles. La nôtre, mondialisée, pousse à l’extrême cette double destruction.
Nicolas Casaux est membre de l’organisation internationale Deep Green Resistance.
J’imagine déjà les réactions d’incompréhension de beaucoup. La civilisation ? Poser problème ? Comment le « fait pour un peuple de quitter une condition primitive (un état de nature) pour progresser dans le domaine des mœurs, des connaissances, des idées » (définition du Centre national de ressources textuelles et lexicales, un organe du CNRS) pourrait-il être un problème ?
Avez-vous remarqué le racisme et le suprémacisme qui caractérisent cette définition de la civilisation ? Ce qui est implicitement (et relativement explicitement) insinué, c’est que les peuples (que les civilisés qualifient de) « primitifs » sont en quelque sorte en retard, ou arriérés, « dans le domaine des mœurs, des connaissances, des idées » par rapport aux peuples civilisés.
Il va sans dire que les rédacteurs de dictionnaires sont des gens « civilisés », ce qui aide à comprendre pourquoi ils se définissent en des termes si élogieux. Derrick Jensen, militant écologiste et écrivain états-unien, le souligne de manière ironique : « Pouvez-vous imaginer des rédacteurs de dictionnaires se qualifier volontairement de membres d’une société humaine basse, non développée, ou arriérée ? »
Pour faire simple, la civilisation [1] désigne les cultures humaines urbaines, très hiérarchiques, organisées grâce à une forme d’État, et dont l’alimentation dépend de l’agriculture [2] (à grande échelle, façon monoculture, par opposition, entre autres, à la petite horticulture parfois pratiquée par des peuples de chasseurs-cueilleurs).
Durant plus de 95 % de la durée d’existence de l’espèce humaine, ses membres ont vécu en petits groupes de chasseurs-cueilleurs. Sans anéantir le paysage planétaire, sans le submerger de millions de tonnes de plastique et de produits chimiques cancérigènes, et sans saturer son atmosphère de gaz toxiques. Leur histoire (arrogamment qualifiée de préhistoire) n’était ni infectée, ni rythmée par la guerre [3] . Leur mode de vie ne requérait pas ce qui, d’après Lewis Mumford (historien et sociologue états-unien), caractérisera par la suite le fonctionnement de toutes les civilisations : « La centralisation du pouvoir politique, la séparation des classes, la division du travail (pour la vie), la mécanisation de la production, l’expansion du pouvoir militaire, l’exploitation économique des faibles, l’introduction universelle de l’esclavage et du travail imposés pour raisons industrielles et militaires. » [4]
Il y a quelques milliers d’années, en Mésopotamie, les premières villes se développèrent. Les forêts furent rasées, la terre surexploitée, et aujourd’hui, du « croissant fertile », il ne reste qu’un désert infertile.
L’expansion de cultures urbaines, étatiques, en d’autres termes, de civilisations, qui a balayé la planète au cours des derniers millénaires, a fait disparaître les forêts du Proche-Orient (les cèdres du Liban ne sont plus qu’un lointain souvenir), les forêts de l’Afrique du Nord, les forêts de Grèce, et ainsi de suite.
Ces civilisations (grecque, romaine, égyptienne, khmère, etc.) se sont toutes effondrées. Pour diverses raisons. Cependant, elles avaient toutes ravagé les territoires qu’elles contrôlaient.
Leurs effondrements ont été documentés et analysés dans plusieurs ouvrages, parmi lesquels Effondrement, de Jared Diamond, Le Viol de la terre : Depuis des siècles, toutes les civilisations sont coupables, de Clive Ponting, et L’effondrement des sociétés complexes, de Joseph Tainter. Comment tout peut s’effondrer, écrit par Pablo Servigne et Raphael Stevens, documente l’inévitable effondrement (déjà débuté) de la civilisation mondialisée qui est la nôtre.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’effondrement de notre civilisation est une bonne chose. Du moins, c’est ainsi que le perçoivent ceux qui placent « le monde avant la vie, la vie avant l’homme » et « le respect des autres êtres avant l’amour-propre » (Lévi-Strauss). Notre civilisation est actuellement synonyme de sixième extinction de masse des espèces, et d’ethnocide vis-à-vis de la diversité culturelle humaine (ainsi que l’ONU le reconnaît, « les cultures autochtones d’aujourd’hui sont menacées d’extinction dans de nombreuses régions du monde »). Cet écocide et cet ethnocide ne sont pas des accidents de parcours, ils découlent du fonctionnement normal de la civilisation (les autres civilisations ne se comportèrent pas autrement).
La critique de la civilisation implique de remettre en question un large pan de ce que la plupart des gens comprennent de l’histoire de l’humanité, de l’idée de progrès, de la place de l’être humain sur Terre.
Elle nous rappelle ce que nous avons été pendant des centaines de milliers d’années, ce que nous sommes encore — derrière le conditionnement culturel massif qui nous est imposé dès l’enfance.
Elle nous offre une perspective de soutenabilité écologique réaliste, éprouvée et testée, et encore incarnée, aujourd’hui, par quelques peuples autochtones (les rares qui subsistent encore) en Amazonie, en Papouasie, en Inde (les Jarawas, par exemple, dont la cause est actuellement médiatisée par deux Français), et ailleurs.
Ce texte n’est qu’une brève introduction à la critique de la civilisation, et une version longue en est à lire ici.
[1] « La “Civilisation”, cette catastrophe » (par Aric McBay / Thomas C. Patterson).
[2] « L’agriculture ou la pire erreur de l’histoire de l’humanité » (par Jared Diamond & Clive Dennis).
[3] « Non, les hommes n’ont pas toujours fait la guerre » (par Marylène Patou-Mathis).
[4] Lewis Mumford, Le Mythe de la machine.
Source : Courriel à Reporterre
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