L’eusko basque, première monnaie locale européenne

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En 2018, la monnaie locale basque a passé le cap du million d’euskos en circulation. Début mars, la troisième édition de la fête Eusko eguna (« le jour de l’eusko ») a réuni des centaines de personnes autour de cette monnaie qui ne cesse de grandir et d’innover.
- Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), correspondance
Martine Bisauta, adjointe à la mairie de Bayonne et vice-présidente de la communauté d’agglomération Pays basque (CAPB), lance une pique à la préfecture en cette matinée du 10 mars, déclenchant les rires de la salle. L’élue fait référence à l’attaque en justice de la préfecture contre la ville de Bayonne, qui a adopté en délibération la possibilité de régler certaines dépenses en euskos, la monnaie locale du Pays basque. « Si l’État avait voulu nous rendre service, il ne s’y serait pas pris autrement, ça nous a fait une super publicité », dit un bénévole de la troisième édition de Eusko eguna (« le jour de l’eusko »). Un « service » que tous les participants à la fête ont sur les lèvres ou dans un coin de tête, ce dimanche.
Bien que l’attaque en justice fasse aujourd’hui sourire, elle a occasionné une passe d’armes juridique de plusieurs mois entre la préfecture d’un côté, la ville de Bayonne et l’association Euskal Moneta, qui gère la monnaie, de l’autre. L’État avait attaqué en justice au prétexte que les monnaies locales ne figuraient pas dans un arrêté de 2012 qui listait les moyens de paiements légaux pour les collectivités locales. « Et une dizaine d’autres arguments complètement farfelus, qui ne prouvaient qu’une volonté politique de nous arrêter », analyse Dante Edme-Sanjurjo, cofondateur d’Euskal Moneta. Des arguments rapidement balayés par les avocats de la ville, sauf celui de l’arrêté qui était un peu plus « sérieux ». Pour l’association et la ville, la non-inscription des monnaies locales dans cet arrêté s’expliquait parce qu’elles n’ont été reconnues au niveau légal qu’ultérieurement, dans la loi Hamon sur l’économie sociale et solidaire de juillet 2014. Après une bataille en référés devant les tribunaux de Pau et de Bordeaux, la ville de Bayonne a annoncé son intention d’aller en cassation devant le Conseil d’État.
« L’arrivée de la carte a changé le regard sur l’eusko »
Dante Edme-Sanjurjo se souvient, amusé, d’un changement soudain d’attitude : « Alors que cela faisait un an que l’on demandait à rencontrer le préfet pour négocier, sans résultat, on a été reçus et en une demi-heure la question était réglée. » La ville de Bayonne peut bien payer en eusko des indemnités d’élu, des subventions ou des prestataires en passant par un compte dédié d’Euskal Moneta. Martine Bisauta, l’une des deux élus à avoir demandé une part de ses indemnités en eusko, explique : « La seule chose que la préfecture a obtenue est que l’on retire l’expression “paiement en eusko” du texte, mais cela ne change rien au fonctionnement. » Depuis, les téléphones des services de la ville et d’Euskal Moneta ont sonné plus d’une fois : d’autres collectivités ou monnaies locales se renseignent sur les fondements juridiques et techniques de la convention qu’ils sont parvenus à arracher.

Cette décision de la mairie a été rendue possible grâce au tissu déjà important des utilisateurs de l’eusko, selon Martine Bisauta : « Ce n’est pas le rôle des collectivités de créer un projet de monnaie locale, nous sommes arrivés après. Notre rôle est de crédibiliser, de légitimer le projet. » Avec 1.200.000 d’euskos en circulation, 3.200 particuliers, 820 professionnels et 17 communes adhérentes, la monnaie basque est devenue la plus importante monnaie locale européenne et devance désormais les monnaies bavaroise et anglaise qui tenaient jusqu’alors le haut du classement.
Et ce n’est pas le seul domaine dans lequel l’eusko fait partie des précurseurs. Une carte numérique reliée à un compte en euskos a été mise en place, une première en France. L’euskokart permet de payer aussi simplement qu’avec une carte bancaire et n’oblige plus les 1.800 particuliers qui ont ouvert un compte numérique à se rendre dans l’un des commerces qui fait bureau de change pour échanger ses euros. Le système a bien connu quelques bogues qui ont émaillé cette première année de mise en circulation, machines qui ne fonctionnent pas toujours ou vendeurs qui ne se sont pas encore appropriés parfaitement le terminal de paiement. L’équipe de dix salariés d’Euskal Moneta travaille sur les améliorations à apporter. Néanmoins, l’euskokart est un succès et, d’après Martine Bisauta, elle a contribué à renouveler l’approche des utilisateurs et a attiré d’anciens sceptiques : « L’arrivée de la carte a changé le regard sur l’eusko. »

« En toute modestie, c’est nous qui défrichons en ce moment »
Autre nouveauté en 2018, Euskal Moneta s’est dotée d’un institut de formation agréé et dispense désormais ses expériences auprès d’autres associations porteuses de projets de monnaies locales. Neuf d’entre elles, venues de toute la France, ont participé à la première session cet automne. Dante Edme-Sanjurjo assume le rôle d’innovateur que l’eusko a acquis : « En toute modestie, c’est nous qui défrichons en ce moment. Ça ne sera peut-être plus le cas dans quelques années, mais pour l’instant, c’est nous. » L’objectif qu’il s’est fixé : essaimer et faire des émules dans le monde de l’économie sociale et solidaire, car, pour lui, le succès de l’eusko est exportable : « Demain, il y aura des monnaies locales partout, c’est un nouveau métier, il faut se former et innover. »

Le but principal des monnaies locales est de relocaliser l’économie en favorisant les circuits courts : toutes les entreprises adhérentes doivent avoir leur siège social au Pays basque. La grande distribution est ainsi écartée d’emblée du réseau, sauf exception : « On a fait une entorse à ce principe pour une petite épicerie dans le village d’Ascain. L’épicerie est sous franchise, donc reliée à un grand groupe, mais on a jugé que le plus important était le maintien d’un commerce de proximité dans un village où il est l’un des derniers à subsister. » Le comité d’agrément chargé d’étudier les adhésions des professionnels a latitude pour faire du cas par cas, même si certaines règles sont intangibles : ainsi les agriculteurs doivent s’inscrire dans une démarche d’agriculture paysanne.
L’eusko se veut aussi une monnaie non spéculative. Euskal Moneta se doit de garder la même somme en euros qu’il y a d’euskos en circulation afin de constituer un fonds de garantie. Mais, pas question de les laisser dans n’importe quelle banque commerciale. Les euros du fonds sont répartis entre trois partenaires bancaires : la Nef, le Crédit coopératif et la Caisse solidaire, banques qui répondent à des valeurs éthiques.
Un effet positif sur la relocalisation de l’économie
Pour encourager les professionnels adhérents à s’approvisionner en circuits courts, la conversion de l’eusko vers l’euro est soumise à une taxe de 5 %. Selon l’enquête réalisée auprès des professionnels, l’association a fait remonter que 56 % avaient créé au moins une nouvelle relation commerciale locale pour réutiliser les euskos qu’ils avaient gagnés, plutôt que de les convertir et de s’acquitter de la taxe. « Cela fait des centaines de nouvelles relations en circuits courts », s’enthousiasme le cofondateur du projet. Il en est persuadé : la monnaie locale a un effet positif sur la relocalisation de l’économie, et permet de lutter contre le réchauffement climatique, en plus d’encourager l’utilisation de la langue basque. Il est également convaincu que la monnaie a un effet social : « L’intégration par de nouveaux circuits d’achat est, je pense, l’une de nos réussites majeures. Ce qui nous tue, c’est l’individualisme. »

Pour l’instant, aucune étude n’est venue appuyer ou infirmer l’intuition des militants. Une carence qui devrait être comblée puisque les monnaies locales de Nouvelle-Aquitaine viennent de s’associer avec l’université de Bordeaux pour une recherche interdisciplinaire de trois ans qui va mettre en place des instruments de mesure des retombées des monnaies complémentaires, avec l’eusko en première ligne. « Nous ne savions pas quoi faire des données numériques de l’euskokart, mais, pour les chercheurs, elles sont de l’or », dit Dante Edme-Sanjurjo.