La Commission européenne veut signer les traités de libre échange sans consulter les États

Durée de lecture : 8 minutes
Traités de libre-échangeCe mercredi, la Commission européenne doit se prononcer sur l’adoption du Ceta, le traité de libre-échange avec le Canada. Il n’est pas prévu que les parlements nationaux donnent leur avis. Avec le Tafta, le traité en discussion avec les États-Unis, c’est la transparence qui fait défaut, et si la Commission a permis aux députés nationaux l’accès aux documents, elle l’a fait partiellement et en se faisant prier. Reporterre vous raconte les rebondissements de ce mauvais film.
Il y a une semaine, nous vous avons raconté les conditions étrangers dans lesquelles les députés peuvent consulter les documents de travail du Tafta — le projet de traité entre l’Union européenne et le États-Unis visant à créer un grand marché transatlantique (GMT). Nous avons suivi Noël Mamère, qui a eu accès à la salle de lecture du Secrétariat général aux affaires européennes (Sgae), où sont enfermés à double-tour ces textes confidentiels.
Mais cette transparence toute relative n’a pas toujours été d’actualité. Avant que les hauts fonctionnaire de la Commission européenne, puis de l’administration française, ne mettent à disposition ces documents, il a fallu franchir bien des obstacles. Un vrai scénario de film hollywoodien, avec rebondissements, climax et retournement final.
« Les États membres ne sont plus invités à la table des négociations des traités commerciaux »
En fait, les députés et les sénateurs français n’ont accès à l’ensemble des textes seulement depuis le mois de juin. Or, les discussions ont commencé il y a presque trois ans, le 8 juillet 2013. Depuis, treize rounds de négociation ont eu lieu. Lors de chaque round, des négociateurs se retrouvent pour une durée de trois à quatre jours, à Bruxelles, à Washington, à New York ou à Miami, dans des lieux tenus secrets. Toutes les précautions sont prises pour qu’aucune information ne filtre de ces réunions.
Pourtant, lors de ces rounds, des sujets capitaux sont abordés, comme l’abolition les droits de douane dans des secteurs encore protégés (agroalimentaire, textile, transport…), l’harmonisation des règles et normes européennes et étasuniennes, ou la mise en place de tribunaux d’arbitrage pour régler les différents entre les investisseurs et les États.
Aucun représentant de l’État français n’assiste à ces réunions. « Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, en 2009, les États membres ne sont plus invités à la table des négociations des traités commerciaux », explique Amélie Canonne, présidente de l’Association internationale de techniciens, experts et chercheurs (Aitec) et membre du collectif Stop-Tafta. Cela rend le processus de négociation encore plus lointain pour les citoyens. »
Jusqu’à fin 2015, les élus qui souhaitaient en savoir plus pouvaient s’adresser aux ambassades étasuniennes des capitales européennes, qui détenaient des copies des documents de travail. Une procédure compliquée, étudiée au cas par cas, et réservée à certains élus ou fonctionnaires. Et à l’arrivée, il n’y avait aucune garantie d’accéder à la totalité des informations. Danielle Auroi, députée EELV du Puy-de-Dôme et présidente de la Commission des affaires européennes, a tenté l’expérience. Mais, « on a beaucoup de mal à voir les documents », avait déploré l’élue après la consultation.
Les élus ont perdu leur temps
En Allemagne, une quarantaine de représentants de ministères avaient le droit de se rendre dans la salle de lecture de l’ambassade des États-Unis. Mais pas les députés. Norbert Lammert, le président du Bundestag — l’équivalent de l’Assemblée nationale en Allemagne —, a donc tapé du poing sur la table en octobre dernier, menaçant de ne jamais ratifier le traité si les parlementaires ne pouvaient pas voir ces documents. Wikileaks a même lancé une collecte destinée à récompenser quiconque lui enverrait les textes secrets.

Face aux protestations, Cecilia Malmström, commissaire européenne au Commerce, a dû revoir sa stratégie. Le 2 décembre, l’ensemble des documents confidentiels sur le traité ont été transmis au Parlement européen. Le but : entreposer ces pièces dans une salle de lecture accessible aux eurodéputés. Vous pouvez d’ailleurs lire la lettre de remerciement de Martin Schulz, le président du Parlement, adressée à Cecilia Malmström.
Puis, courant janvier, la Commission a transmis les textes classés « Restreint UE » aux différents États membres. En France, ils ont été adressés au secrétariat d’État chargé du Commerce extérieur avec comme consigne de les mettre à disposition des parlementaires dans une salle de lecture. Celle-ci a donc été installée au Sgae. Des élus, dont Danielle Auroi (EELV), Jean-Frédéric Poisson (Parti chrétien-démocrate) et Laure de la Raudière (Les Républicains), sont allés y consulter les documents.
Mais les élus ont fini par se rendre compte qu’ils avaient perdu leur temps. En effet, le 2 mai, Greenpeace Pays-Bas a publié 13 chapitres des fameux textes confidentiels. Des documents qu’ils auraient dû trouver dans la salle de lecture du Sgae. Mais ils n’y étaient pas.
« La culture de la haute fonction publique française »
« Il y avait bien les comptes-rendus tactiques des rounds de négociation, confie Danielle Auroi à Reporterre. Mais pas les documents “consolidés”. » Comprenez : les textes qui mettent en regard les positions des États-Unis et de l’Union européenne sur tous les thèmes abordés par le traité. Les plus instructifs, en somme.
« Quand j’ai demandé pourquoi, on m’a répondu qu’il y avait eu une erreur d’interprétation des demandes de la Commission européenne », poursuit Danielle Auroi. Réponse différente du côté du Sgae. « Les textes consolidés sont des négociations internationales avec accès restreint. Ils ont fait l’objet d’analyses dans tous les États membres. En France, cela a juste mis un peu plus de temps », a expliqué Nathalie Lhayani, chef du secteur parlementaire, à Noël Mamère le jour de la consultation des documents.
Pour Amélie Canonne, de l’Aitec, « c’est la culture de la haute fonction publique française qui veut que les parlementaires, qui sont les plus proches représentants des citoyens, n’aient pas à se mêler de stratégie économique ».
C’est le 9 juin que les députés français ont reçu, enfin, un courriel les informant que la totalité des documents « sont consultables ». Rappelons que ce mél est arrivé huit jours après que Noël Mamère a fait sa demande de consultation auprès du Sgae... Un hasard ? On vous laisse libre d’interpréter la fin du film.
DES HAUTS FONCTIONNAIRES NULS EN ORTHOGRAPHE ?
Greenpeace Pays-Bas a publié 248 pages du texte provisoire du traité. Les informations ont probablement été récupérées dans une salle de lecture d’une capitale européenne. Pourtant, ces salles sont très protégées. Comme nous l’avons raconté, les portes sont verrouillées par badge, les appareils électroniques interdits, et un fonctionnaire est présent à chaque fois que quelqu’un entre dans la pièce. Mais cela ne s’arrête pas là. Greenpeace explique sur le site internet où sont mis à disposition les documents que « le texte original a été retapé et que les fautes d’orthographes et de grammaire, qui ont pu être insérées délibérément (…), ont été retirées. » En clair, à moins que les hauts fonctionnaires en charge de la rédaction des traités internationaux ne soient nuls en orthographe, chaque exemplaire des documents du Tafta est marqué d’une façon différente, afin de pouvoir identifier l’origine d’une fuite. Alors, d’après vous, on est plutôt dans James Bond ou 1984 ?
LES PARLEMENTS NATIONAUX INTERDITS DE SE PRONONCER SUR LE CETA ?
Ceta, le traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, adopté sans consultation des 27 États membres de l’Union européenne ? C’est ce que devra décider le collège des commissaires, ce mercredi 5 juillet. La raison avancée mercredi 29 juin par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, est que le Ceta relève de la compétence exclusive de la Commission en matière de commerce extérieur et d’investissements. Il n’est donc pas « mixte » — c’est-à-dire qu’il n’est pas de la compétences des États membres et n’a donc pas à être ratifié par les parlements nationaux.
On peut considérer le Ceta comme un modèle en miniature du Tafta, qui concerne les relations entre les Etats-Unis et l’Union européenne.
La décision du collège des commissaires sera ensuite soumise à l’approbation des États membres. Il est probable que ces derniers refusent que leurs parlements nationaux soient court-circuités, comme le suggèrent les réactions indignées de plusieurs dirigeants européens la semaine dernière. « Je pense que les parlements nationaux doivent en délibérer », a ainsi annoncé François Hollande, le 29 juin.
Les dés ne sont pas encore jetés
Deux solutions de compromis sont alors envisageables, estime Amélie Canonne, présidente de l’Association internationale de techniciens, experts et chercheurs (Aitec) et membre du collectif Stop-Tafta : « Soit le Ceta obtiendra finalement le statut d’accord mixte et devra être ratifié par les parlements nationaux. Soit — c’est la piste envisagée par la chancelière allemande, Angela Merckel — les États membres organiseront des débats parlementaires nationaux avant le vote de l’accord par le Conseil européen, prévu en octobre. »

Pour les opposants au traité, les dés ne sont pas encore jetés. En effet, si le Ceta obtient le statut d’accord mixte et qu’une majorité d’États membres le rejette, il sera finalement abandonné. À noter cependant que la Commission européenne peut appliquer l’accord de manière provisoire dès 2017, sans attendre la fin du processus de ratification, et que certaines clauses — sur la protection des investissements entre autres — continueront à être effectives pendant trois ans quelle que soit la décision des parlements nationaux. L’autre moment décisif sera le vote du Parlement européen, prévu à la fin de l’année 2016. « S’il vote non, l’accord part à la corbeille », rappelle Mme Canonne.