La Tunisie répond au terrorisme par le Forum social mondial

Le Forum social mondial s’est ouvert à Tunis le 24 mars. Quelques jours après le terrible attentat qui a frappé la Tunisie, la réunion prend un sens encore plus fort, entre l’étau du néo-libéralisme et du terrorisme. Mais c’est dans une ambiance énergique que se déroule cette immense foire aux alternatives et aux discussions internationales. Notre récit de la journée.
- Tunis, reportage
Le Forum social mondial a commencé à Tunis mardi 24 mars, et est animé d’une belle énergie, plus forte encore qu’il y a deux ans, quand s’était tenu à Tunis, déjà, le FSM. L’attentat du Bardo, le 16 mars, marque encore toutes les consciences, comme tout le pays.
« Je suis Tunis »

Pendant la marche d’ouverture, mardi, les appels à lutter contre le terrorisme étaient sur toutes les banderoles. Pour les Tunisiens, pas question d’avoir peur, le pays se relèvera. Dans le cortège, les stickers et tee-shirt « Je suis Tunis » ont remplacé le célèbre « Je suis Charlie ».
Le Forum social n’en prend que plus d’importance, en affirmant que d’autres voies que la violence sont possibles et indispensables.

Et dès le matin, la foule se presse pour entrer dans le forum, qui se déroule sur le campus de l’université Manar, afin de retirer un badge.
Le Forum est une immense foire aux alternatives et aux mouvements ou associations critiques du néo-libéralisme. Entre rires et discussions, on parcourt le campus, à la recherche de la salle où l’on veut assister à l’une des centaines de conférences ou d’ateliers.

La marche est pleine de surprises, entre nostalgiques des vénérables leaders du tiers-monde, comme Fidel Castro...

... ou des meetings improvisés.

Les Sarahouis, eh oui !

Venue en nombre, la délégation sahraouie se fait entendre sur le site du FSM. Revendiquant l’indépendance du Sahara occidental, une région située entre le Maroc, l’Algérie et la Mauritanie, ses représentants multiplient défilés et concerts. Il faut dire que cette édition 2015 du Forum social mondial coïncide avec les quarante ans de ce qu’ils appellent la « colonisation » marocaine.
Ancienne colonie espagnole, le Sahara occidental est revendiqué par le Maroc qui se l’est approprié. L’indépendance du territoire est l’objectif du mouvement Front Polisario. Les tensions sont telles entre les deux parties qu’une altercation a éclaté au cours d’un débat, mercredi, opposant des militants sahraouis et des membres d’associations marocaines. La dispute s’est poursuivie dans l’allée, sous le regard surpris des visiteurs. La question des ressources naturelles occupe une place centrale dans ce conflit. Un atelier prévu vendredi sera consacré à « leur pillage illégal par le Maroc et les entreprises multinationales ».
Citoyens et journalistes
Depuis la Révolution de 2011, les expériences de « journalisme citoyen » se multiplient en Tunisie. Pendant le FSM, des jeunes de tout le pays filment, photographient et relatent l’événement. Avec leurs sacs « Free Press Unlimited », ils sont facilement repérables. « On a une formation aux techniques de journalisme, et on publie des articles et des vidéos sur Internet », explique l’un d’eux. Dans toute la Tunisie, de Kasserine à Bizerte, les informations circulent rapidement et sont relayées sur les réseaux sociaux.
Bientôt, à Gafsa, au centre du pays, va ainsi s’ouvrir une école de journalisme, sous le parrainage du Bondy Blog. Mais c’est de pollution que nous parle Rafika Bendermel, la rédactrice en chef du Tunisie Bondy Blog.

- Ecouter ici :
Pour elle, le premier problème de pollution en Tunisie, est l’extraction du phosphate.
C’est ce que confirme, un peu plus loin, les ONG venu de Gabès, un autre point du complexe industriel du phosphate tunisien.
Le drame de la pollution à Gabès
Devant le stand de l’association Green futur-L’avenir en vert, une quinzaine de personnes affublées de masques chirurgicaux observent un jeune homme mettre le feu à un morceau de matière jaunasse. Une odeur désagréable se propage. « C’est du soufre, explique Ala, 22 ans. Ca fait partie de ce qu’on respire quotidiennement à Gabès. »
Dans cette ville du sud de la Tunisie, le Groupe chimique tunisien (GCT), transforme en engrais le phosphate provenant de l’exploitation de la région de Gafsa. Rafik, 31 ans, fait partie de la Ligue tunisienne des droits de l’homme. « Vivre dans un environnement sain fait partie des droits fondamentaux, dit-il. Mais pas pour nous... J’habite Gabès, à neuf kilomètres de l’usine. Le matin quand je me lève, je sens cette odeur. Cette industrie est une catastrophe écologique pour la région : tout est pollué, l’air, la mer, le sol. Le nombre de cancers, maladies et malformations grimpe en flèche. »

Plusieurs associations se sont réunies sous la bannière Green futur Avenir Vert, dans l’espoir de faire bouger les lignes. Au FSM, « on est là pour alerter, mobiliser, assure encore Rafik. Et rencontrer d’autres populations confrontées à ces industries toxiques, afin d’être plus forts ensemble. Car le gouvernement ne fait strictement rien ».
Shaima, 22 ans, qui milite à Soutcom, association de « journalistes citoyens », tente de jouer les porte-voix : « On essaie d’interpeller et d’instruire la population sur ce qui se passe autour de Gabès. Ca a déclenché de nombreuses prises de conscience, notamment parmi les jeunes. Et les femmes ont un rôle clé dans la mobilisation : elles sont les premières dans les manifs et les conférences. »
Face à ce cauchemar écologique, les langues se délient petit à petit. « Avant la révolution, le sujet était totalement tabou. Aujourd’hui, on peut en parler, mais ça ne change rien, se désespère Rafik. On a fait des blocages, des actions, des manifs. Mais tout ce qu’on récolte, c’est des affrontements avec la police et des interpellations ».
Pour autant, Mokles, 22 ans, n’a pas l’intention de baisser les bras : « Dans le cadre du FSM, on a prévu de faire une déclaration vendredi. On veut rappeler que la pollution industrielle tue quotidiennement, que c’est un autre type de terrorisme. Nous voulons que Gabès redevienne une zone vivable. Si on a un bon environnement, le social et l’économie peuvent suivre. Il faut maintenant que la mobilisation monte en puissance ». Avec, en ligne de mire, l’organisation, en mars 2016, d’un forum environnemental à Gabès.
Projet fou en Turquie
Le FSM, ce sont des centaines d’ateliers et de réunions. Comme celle à laquelle Hervé Kempf participe, à l’invitation de la Fondation Rosa Luxemburg, en Allemagne et qui réunit Judith Dellheim, de la fondation, et Akgün Ilhan et Ercan Ayboga, venus de Turquie, sur le thème Challenging capital oligarchies (Face aux oligarchies du capital).
La discussion tourne autour du lien entre oligarchie et grands projets inutiles. En effet, l’accumulation du capital conduit à l’engagement d’infrastructures toujours plus démesurées, pour maintenir des profits importants et le système tel qu’il est.
Akgün Ilhan, de l’organisation Su Hakki (Droit à l’eau) expose le projet « fou » du président turc Erdogan : creuser un canal à l’ouest d’Istanbul, dans une région encore rurale, et étendre la mégalopole, qui passerait de 17 à 24 millions d’habitants.

Comment résister ? La bataille est difficile. Mais Akgün et Ercan rappellent qu’en 2013, un très grand mouvement s’est affirmé contre l’implantation d’un grand centre commercial sur le parc Gezi, à Istanbul.
« Mondialiser » la lutte anti-pub
Comment faire face à l’invasion de la publicité dans nos vies ? Dans le quartier Planète, à la Faculté des sciences, les membres du réseau de Résistance à l’Agression Publicitaire (RAP) interpellent le public sur la nécessité de comprendre et combattre le système publicitaire.
Hier, trois d’entre eux, Khaled, Elise et Alessandro ont tenu un atelier pour lancer l’idée d’une journée d’action mondiale. Une quinzaine de personnes, de France, de Tunisie, d’Algérie, du Maroc et du Japon étaient présentes. « Il est impossible d’échapper à la publicité lorsqu’on vit en société, chaque personne reçoit entre 500 et 3 000 messages publicitaires par jour. Selon nous, c’est du totalitarisme », a rappelé Khaled.

Dogmatique, inégalitaire, inutile, coûteuse, néfaste pour l’environnement… Depuis des années, les militants anti-pub multiplient les actions en France pour alerter sur l’omniprésence de la publicité. « Nous avons deux volets : les actions légales, qui vont des interventions dans les écoles à des tribunes dans les médias libres, en passant par des analyses critiques du système publicitaire. Les actions de désobéissance civile, menée par le collectif des Déboulonneurs, passent par du barbouillage ou d’écriture sur les panneaux ».
Ces opérations illégales ont valu de très nombreux procès aux activistes aux quatre coins de la France. Si la plupart ont été perdus, une décision de justice pourrait faire jurisprudence. Le 25 mars 2014, six désobéissants ont été relaxés, le juge retenant « l’état de nécessité ». Une date symbolique pour les membres du RAP, qui souhaitent en faire une journée mondiale d’action contre la publicité, en bâchant ou recouvrant les panneaux de messages poétiques…
Alternatiba est bien là, et pas qu’un peu !

Les Alternatiba sont partout, au FSM… Dans la perspective de la COP 21 à Paris, leurs affiches et stickers sont collés aux quatre coins de l’université Al Manar. Un drôle de cortège a même circulé dans les allées, en forme de dragon chinois…
Ils sont venus à près de vingt, de Bayonne, de Marseille, de Bordeaux. Et se lèvent au petit matin pour distribuer dès huit heures les tracts - en arabe et en anglais - exposant la nécessité de se mobiliser pour la justice climatique - avant de parcourir durant la journée le campus avec le dragon, une voiture vélo à quatre roues, et des tracts - et de participer à diverses réunions.
Le soir, ils sont bien fatigués. Comme les reporters.