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ReportagePesticides

La betterave, cheval de Troie des néonicotinoïdes

Le gouvernement veut réautoriser l’utilisation des insecticides néonicotinoïdes dans les champs de betteraves, décimés par le virus de la jaunisse. Seule solution, selon les producteurs, pour sauver leurs récoltes. Face à l’enjeu économique, les défenseurs des abeilles et ceux qui veulent repenser la filière betteravière ont du mal à se faire entendre.

  • Serans (Oise), reportage

D’une main ferme, Alexis Hache attrape une feuille de betterave sucrière et la serre dans son poing. « C’est à ça qu’on reconnaît les conséquences de la jaunisse, les feuilles crissent comme des chips », constate-t-il. Depuis le mois de juin, à Serans, dans l’Oise, la moitié de la parcelle de ce producteur s’est teintée d’une couleur citron. La faute au virus de la jaunisse de la betterave, transmis par le puceron vert du pêcher (Myzus persicae).

Cette année, à cause d’un hiver doux et d’une saison printanière chaude, ce puceron a proliféré et transmis le virus à bon nombre de betteraves. Des dégâts très importants sont observés dans des exploitations du Centre-Val-de-Loire, et dans une moindre mesure en Île-de-France, dans l’Eure et l’Oise.

À gauche, une betterave sucrière faiblement touchée par le virus de la jaunisse. Elle garde encore de longues feuilles vertes. À droite, la betterave fortement touchée par le virus est plus petite, a perdu la moitié de ses feuilles et a pris une teinte jaune. © Justine Guitton-Boussion/Reporterre

Cette crise sanitaire vient affaiblir un secteur agricole déjà mal en point. Depuis 1968, des quotas limitaient la production de sucre au sein de l’Union européenne. En guise de contrepartie, un prix minimum était garanti aux producteurs. Mais le 1er octobre 2017, ces quotas de sucre et ce prix minimum ont été supprimés, ce qui a entraîné une surproduction et un effondrement du marché.

Une difficulté supplémentaire pour le secteur

Le virus de la jaunisse vient donner un coup de massue supplémentaire à la filière. La Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB) et le ministère de l’Agriculture estiment que cette année, les pertes de rendements pourraient être de l’ordre de 30 à 50% à l’échelle nationale. « Mes champs sont complètement jaunes, je sais déjà que je vais perdre 40 à 50% de mon rendement, affirme de son côté Alexis Hache. Ça représente pour moi une perte de revenus de plus de 40.000 euros. »

Le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation a présenté au début du mois d’août un plan de soutien à la filière. Le gouvernement a promis la mise en œuvre de programmes de prévention des infestations par les ravageurs, l’accélération de la recherche pour identifier des « alternatives véritablement efficaces » – 5 millions d’euros supplémentaires ont été débloqués – et des indemnisations en cas de pertes trop importantes. Et surtout, le ministre Julien Denormandie a annoncé qu’il souhaitait modifier la loi pour réintroduire les néonicotinoïdes, ces insecticides dits « tueurs d’abeilles » interdits depuis 2018.

À Serans, dans l’Oise, les champs de betteraves d’Alexis Hache sont devenus jaunes. Le producteur a essayé de traiter ses cultures avec les produits recommandés par les agences d’État depuis la suppression des néonicotinoïdes. Cela n’a pas eu d’effet. © Justine Guitton-Boussion/Reporterre

Cette réautorisation se ferait par enrobage de semence — les graines de betteraves destinées aux semis sont enrobées de néonicotinoïdes pour les protéger des attaques — et non par pulvérisation, « pour la campagne 2021 et le cas échéant les deux campagnes suivantes tout au plus ». Douze autre pays européens bénéficient déjà d’une dérogation similaire, « en raison d’un danger qui ne peut être maîtrisé par d’autres moyens raisonnables ».

« Si on avait des solutions, on les aurait appliquées »

Car c’est bien cette absence prétendue d’autres moyens de lutter contre le virus de la jaunisse, que dénoncent les producteurs de betteraves. « En 2018, les agences d’État nous avaient dit qu’elles avaient une solution alternative aux néonicotinoïdes : pulvériser en plein champ deux matières actives homologuées spécifiquement pour cela », se souvient Alexis Hache. Sa parcelle est suivie par les services régionaux de la protection des végétaux (SRPV), qui viennent observer ses cultures et décider, selon la situation, s’il faut déclencher un traitement. « Cette année, ils m’ont dit de traiter quatre fois, raconte Alexis Hache d’un ton agacé. La quatrième fois, je ne l’ai même pas fait. Je ne vais pas vider mon portefeuille alors que je vois que ça n’a pas d’efficacité ! On nous dit qu’il y a des solutions, mais la réalité c’est qu’il n’y en a pas. Dans la région, tous nos champs sont jaunes : si on avait des solutions, on les aurait appliquées. »

Pour cette raison, de nombreux producteurs ont demandé à Julien Denormandie le retour des néonicotinoïdes, qui leur semblaient la seule réponse au problème, tant que les chercheurs n’auront pas trouvé une semence de betterave tolérante au virus de la jaunisse. « Sans cette solution technique, je vais arrêter de produire des betteraves », décrète Alexis Hache. Une décision partagée par de nombreux agriculteurs.

L’argument principal avancé par la filière betterave est donc que si chacun va dans ce sens, la France (premier pays européen producteur de sucre) ne pourra plus subvenir aux besoins des consommateurs. « L’enjeu c’est bien de savoir si on veut produire en Europe le sucre consommé par les Européens, ou si on préfère l’importer du Brésil ou de l’Inde », poursuit Alexis Hache. L’agriculteur affirme en outre que « rien ne prouve scientifiquement que les néonicotinoïdes ont un impact sur les abeilles et sur les autres pollinisateurs dans le cas particulier de la betterave ».

Des restes de néonicotinoïdes dans les sols

Dans le cas particulier de la betterave, les études manquent effectivement. Et la filière ne cesse de rappeler que les racines de la betterave sucrière sont arrachées par les producteurs bien avant leur date de floraison, ce qui empêcherait le risque que les abeilles – très sensibles aux néonicotinoïdes – viennent les butiner. En revanche, les néonicotinoïdes en eux-mêmes ne sont pas inconnus de la recherche.

En 2017, une équipe de chercheurs canadiens a suivi les colonies d’abeilles de cinq ruchers proches de champs de maïs traités par enrobage de semences aux néonicotinoïdes, et six ruchers éloignés des activités agricoles. Les abeilles ont récolté du pollen contaminé avec des néonicotinoïdes. Mais ce pollen ne provenait pas de plants de maïs. « Cela indique que les néonicotinoïdes, qui sont solubles dans l’eau, se répandent des champs agricoles vers l’environnement alentour, où ils sont absorbés par d’autres plantes qui sont très attrayantes pour les abeilles », conclut Nadejda Tsvetkov, principale autrice de cet article publié dans Science, en même temps qu’une autre étude britannique. En outre, les chercheurs observaient que les abeilles exposées subissaient une diminution de leur reproduction et de leurs réponses immunitaires.

Pour Alexis Hache et plusieurs de ses collègues, la poursuite de la culture de la betterave dans les années à venir dépend aujourd’hui de la réautorisation des néonicotinoïdes. © Justine Guitton-Boussion/Reporterre

Alors oui, les abeilles ne sont pas censées s’approcher des betteraves sucrières, « mais lorsque des néonicotinoïdes sont utilisés, il y a quand même des restes dans le sol, précise à Reporterre l’agronome Marc Dufumier. Ils peuvent intégrer les plantes qui suivent dans les rotations de cultures, il peut y avoir des dommages pour une très grande gamme d’insectes, pas seulement des pucerons, mais aussi des insectes pollinisateurs. »

Marc Dufumier estime donc que face aux problèmes que le secteur de la betterave sucrière rencontre, la solution n’est pas d’essayer de sauver la face en réintroduisant des produits dangereux, mais en acceptant de produire moins selon les années. « De moindres rendements à l’hectare, si cela peut se traduire par de moindres coûts en insecticides, ça peut être plus de valeur ajoutée à l’hectare, précise-t-il. Donc ce ne serait pas la ruine de la filière betterave, mais au contraire son sauvetage. » L’agronome plaide également pour des rotations de cultures plus longues, six ou sept ans au lieu de trois, par exemple – ce qui est par ailleurs déjà le cas d’Alexis Hache. Pour que les producteurs ne perdent pas d’argent, Marc Dufumier pense que des subventions compensatrices pourraient être mises en place par le gouvernement, comme pour les accidents naturels de gelées sur les vignes par exemple.

Un cheval de Troie

Deux visions s’opposent dans cette polémique. Celles de producteurs de betteraves qui, en toute logique, veulent seulement continuer à gagner leur vie et voient dans les néonicotinoïdes une réponse à leurs problèmes ; et ceux qui plaident pour une réduction de la production et une réorganisation entière de la filière. En effet, si les rendements de betteraves venaient à baisser, les sucreries devraient donc aller chercher plus loin les productions, et par conséquent payer plus cher.

« Il faut revoir la filière dans son ensemble, abonde Christophe Caroux, producteur de betteraves bio installé dans le Pas-de-Calais. Selon moi, l’industriel doit payer la betterave à son juste prix pour pouvoir faire vivre ses producteurs, sans qu’ils soient obligés de faire des rendements qui dépassent des plafonds intolérables. » Les betteraviers bio ne représentent que 0,5% des producteurs de betteraves en France. Ils semblent moins touchés par le virus de la jaunisse (Christophe Caroux ne l’est pas du tout), car ils sont le plus souvent installés dans des régions moins exposées à cette maladie. « On met au défi quiconque voudra montrer que sur 0,5% de parcelles de betteraves bio, il y a moins d’infestation », affirme-t-on du côté des ministères de l’Agriculture et de la Transition écologique.

Si le projet de loi était voté par le Parlement, les graines de betteraves destinées aux semis seraient enrobées de néonicotinoïdes pour les protéger des attaques extérieures. Cet enrobage est fait par le semencier, et non par le producteur, qui reçoit directement les graines. © Justine Guitton-Boussion/Reporterre

Pire encore que la perspective de voir la réintroduction des néonicotinoïdes pour les betteraves, certains craignent le retour programmé de ces produits pour toutes les cultures. « Est-ce que la betterave ne sera pas le cheval de Troie des néonicotinoïdes par enrobage », s’interroge Damien Houdebine, secrétaire national de la Confédération paysanne, syndicat agricole français opposé au retour de ces substances. En effet, même si le ministère de l’Agriculture ne cesse de répéter que la dérogation introduite par le projet de loi ne concernera que la betterave sucrière, cela n’est pas explicitement mentionné dans le texte législatif. Si le Parlement venait à voter cette loi, qui garantit, hormis les promesses des ministres, que d’autres dérogations ne pourraient pas être accordées ?

En attendant la décision des députés et des sénateurs, Alexis Hache et ses confrères regardent leurs champs jaunir chaque jour un peu plus. « Les néonicotinoïdes restent des produits phytosanitaires dangereux, donc si on peut trouver une autre solution, et j’espère qu’on va en trouver une rapidement, évidemment que c’est celle-là qu’il faudra qu’on applique tous, affirme le producteur de l’Oise. Mais dans l’état actuel des choses, si le Parlement interdit le retour des néonicotinoïdes, c’est sûr que je ne ferai plus de betteraves l’année prochaine. »

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