La « business school » agricole de Xavier Niel dans la tourmente

Le « Bus de la colère » et ses occupants, devant le site de l'école Hectar (Yvelines), le 29 mars 2022. - © Emmanuel Clévenot/Reporterre
Le « Bus de la colère » et ses occupants, devant le site de l'école Hectar (Yvelines), le 29 mars 2022. - © Emmanuel Clévenot/Reporterre
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Agriculture Pédagogie ÉducationFondée par le riche Xavier Niel et une ex-conseillère de Macron, l’école Hectar pillerait les établissements publics de formation, en plus de promouvoir une agriculture technologisée. En colère, paysans et syndicats d’enseignants ont manifesté le 29 mars.
Levis-Saint-Nom (Yvelines), reportage
« Qu’un milliardaire, ayant fait sa fortune sur le business de la frustration sexuelle [1] et de la téléphonie, se lance dans l’enseignement de l’agriculture... je trouve ça extrêmement dangereux ! » Dans la matinée du 29 mars, brisant le calme paisible de la campagne, un autocar baptisé le « Bus de la colère » s’est arrêté le long d’un champ, à la sortie du village de Levis-Saint-Nom. À son bord et dans le convoi qu’il précédait, plus de soixante-dix syndicalistes aux drapeaux rouge, vert, blanc ou bleu. Rassemblés dans le collectif Enseignement agricole public (EAP), ils ont manifesté pendant deux heures devant la barrière marquant l’entrée du domaine de la Boissière, abritant l’école Hectar. Objectif : dénoncer cette école agricole aux airs de « start-up nation ».
Au printemps 2021, Xavier Niel, patron de Free, et Audrey Bourolleau, une proche du président de la République, annonçaient l’ouverture prochaine du « plus grand campus agricole du monde ». Accélérateur de start-up et d’innovations, ferme pilote en agriculture régénératrice, espaces de coworking... Le champ lexical de la « start-up nation », qui accompagnait la présentation de cette nouvelle école, avait déjà suscité l’ire des professeurs de l’enseignement agricole public, comme le racontait alors Reporterre.

Un an plus tard, le monde enseignant continue d’y voir un véritable danger : « Le directeur d’Hectar n’est autre que le cofondateur de Blablacar [Francis Nappez], autrement dit un agriculteur chevronné, ironise Dominique Blivet, un drapeau du syndicat Sud Rural Territoires à la main. Je l’ai entendu présenter sur BFM Business sa vision de l’agriculture de demain. Il s’agissait de vaches connectées, de drones et de robots, etc. »
Cette agriculture technologisée est présentée par ses promoteurs comme un remède à la vie éreintante des paysans. Aux yeux de Clémentine Mattéï, cosecrétaire générale du Snetap-FSU, elle pousse surtout à davantage produire, détruit des emplois et crée une dépendance envers ceux qui possèdent le juteux marché de la robotique : « Ce sont certes de nouveaux outils, comme le furent avant eux les tracteurs, qui peuvent faciliter le travail des agriculteurs. Le souci, c’est qu’ils sont très chers et continueront donc à asservir les paysans. Ils creuseront un peu plus leur dette, aujourd’hui à l’origine de la plupart des suicides [de paysans]. »

Planté à côté des enceintes, dont les parois vibrent au rythme du morceau « Antisocial » de Trust, Aymeric est mitigé. Enseignant en économie dans un lycée horticole près de Lille, il considère qu’il faut se saisir de ces technologies pour s’adapter au monde d’aujourd’hui : « C’est dans l’air du temps, alors faisons avec. Mais cette primeur ne devrait pas revenir aux entreprises privées. C’est au service public de l’enseigner, or il faut voir le matos qu’on a en lycée agricole, c’est digne de l’époque de l’URSS. Je mets un quart d’heure à faire l’appel avec mon ordinateur et certains de mes élèves n’en ont même pas. »
« Manipulations » et « arrangements entre amis »
Jusqu’à présent, le gouvernement s’est gardé de donner son avis sur cette nouvelle école. Devant la mission sénatoriale « Enseignement agricole : l’urgence d’une transition agropolitique », le ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, a simplement déclaré n’avoir aucun « commentaire particulier à faire sur cette initiative privée ». Et de compléter son propos en assurant qu’elle ne mettra « pas à mal l’enseignement agricole du ministère, qui est extrêmement fort ».
Pour Dominique Blivet, la connivence entre l’Élysée et les fondateurs d’Hectar n’est plus à prouver : « Il existe un plan de 2 milliards d’euros, proposé par Emmanuel Macron, pour soutenir l’agriculture high-tech. Or, Audrey Bourolleau a été la conseillère du président sur les questions agricoles. On peut donc légitimement penser que c’est elle qui a proposé ce plan et qu’elle a fait en sorte que son projet entre dans le cahier des charges, dit-il avec rage. On n’est pas dupe de leurs manipulations, de leurs arrangements entre amis et on sera sur leur passage pour proposer un autre monde. »

D’autant qu’Audrey Bourolleau, qui semblait s’être éloignée de la politique, s’est à nouveau affichée aux côtés du président sortant dans sa seconde campagne. Un mélange des genres dénoncé par le collectif, alors que Mme Bourolleau a décliné à plusieurs reprises les invitations de la mission d’information du Sénat qui désirait l’auditionner.
« Un véritable détournement à des fins mercantiles, un pillage d’outils publics ! »
Sept mois se sont écoulés depuis l’inauguration de l’école Hectar par la première promotion d’élèves. Pourtant, à en croire les apparences, ce qui devait être le plus grand campus agricole de la planète semble désert. Au bout du long chemin en terre, le contour d’une imposante bâtisse découpe le ciel nuageux... mais tout autour, s’étendent des champs à perte de vue. Selon Clémentine Mattéï, une majorité des parcours proposés se feraient en distanciel ou, plus étrange encore, sur des sites délocalisés : « Hectar paie des centres publics de formation pour qu’ils reçoivent et forment les stagiaires qu’il aura lui-même recrutés. Ça porte à déstructurer l’enseignement public. »

Sur le site de l’école, une formation de 12 à 16 semaines pour devenir « salarié agricole viticulture » est par exemple proposée dans « une propriété viticole de la région de Sauternes ». En réalité, c’est au domaine de la Tour Blanche, une école publique de viticulture située en Gironde, que celle-ci est dispensée depuis le mois de janvier. Une cheffe de projet d’Hectar se contente d’assurer le tutorat de ses stagiaires.
Selon Clémentine Mattéï, ces derniers sont prioritaires sur les élèves passés par la voie publique et Hectar s’octroie la permission de s’approprier l’ensemble des cours et supports pédagogiques des enseignants du public. « Un véritable détournement à des fins mercantiles, un pillage d’outils publics ! » dénonce la syndicaliste.

Sur les coups de midi, les manifestants sont remontés à bord du « Bus de la colère » pour regagner la capitale. Deuxième escale du périple, une halte sur le parvis de La Défense, au pied de la tour de TotalÉnergies et de la Grande Arche. Sous un chapiteau, Frédéric Chassagnette, cosecrétaire général Snetap-FSU, a introduit un forum citoyen ouvert à tous les curieux : « Ce matin, nous aurions tout aussi bien pu aller manifester devant les centres de formation privés de Carrefour ou Lactalis. »
En effet, avec la loi Pénicaud de 2018, relative à l’ouverture à la concurrence de la formation professionnelle, toutes les entreprises privées sont désormais en mesure de capter des fonds publics pour investir dans l’apprentissage. Autant d’argent qui ne peuvent aller aux établissements publics.

Comment protéger l’enseignement agricole public, et par ricochet, l’agriculture paysanne, de ce nouveau business ? Pour y répondre, une table ronde réunissait sous le chapiteau des représentants de l’association de parents d’élèves (FCPE), de la Confédération paysanne, de l’association Générations futures, mais également d’associations environnementales.