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EnquêteChasse

La chasse en enclos, un « carnage organisé »

Chasse en Corse, en août 2020.

Sangliers, chevreuils, cerfs, chamois… La chasse d’animaux en captivité, méconnue, est une pratique légale en France. Des politiques ont déposé une proposition de loi contre ces « véritables carnages organisés ».

Lozère, reportage

Renards, sangliers, chevreuils européens, cerfs élaphes, chamois et isards… La chasse d’animaux en captivité est une pratique légale en France. De riches propriétaires terriens engrillagent de vastes parcs boisés, où foisonne le gibier d’élevage. Les chasseurs paient alors le droit de venir abattre les animaux enfermés, à l’abri des regards indiscrets. De véritables « parcs d’attractions », où tout est scrupuleusement aménagé pour l’amusement des clients.

De novembre 2018 à février 2019, Marie [*] a infiltré l’un de ces enclos, dans le département des Deux-Sèvres. Elle a accompagné sous couverture un groupe d’une dizaine d’hommes et a assisté à sept chasses aux sangliers. « Dans mon imaginaire, ils allaient se placer sur un mirador et attendre qu’un animal passe pour tirer, dit la militante à Reporterre. Si seulement ce n’était que ça... »

Il s’agissait davantage de chasses à courre [1] motorisées. Une meute de chiens était lancée sur la piste d’un sanglier. Les chasseurs, eux, se relayaient pour suivre la horde en véhicule. La traque s’éternisait bien souvent sur toute la journée. « L’éthique, c’est de faire courir les cochons au minimum trois heures ! », s’était esclaffé un chasseur, rapporte l’infiltrée. Surprise de voir l’homme laisser filer un sanglier à quelques pas de lui, Marie comprit alors que la mise à mort ne serait actée qu’une fois la proie épuisée.

La clôture d’un enclos de chasse sur le causse de Sauveterre au lendemain d’un incendie. 17 août 2022. Nos viventia

« Une fois le sanglier immobilisé, acculé contre un grillage, les chasseurs prennent un malin plaisir à observer les chiens le déchiqueter vivant », rapporte la lanceuse d’alerte. Une telle pratique est pourtant tout à fait illégale. Les chiens ne doivent pas servir d’arme, les chasseurs sont normalement tenus de les rappeler immédiatement pour éviter d’atroces souffrances à la prise. « Cette fascination pour la détresse des animaux m’a profondément choquée. Un jour, ils jubilaient devant un sanglier dont les testicules avaient été arrachées par les chiens. "Oups, le voilà castré !", riaient-ils aux éclats. »

Cérémonies et concerts de trompes en l’honneur du gibier abattu accompagnent parfois certaines chasses classiques. Là, l’ambiance est tout autre. « Il n’y aucun respect de l’animal, aucun, poursuit la militante. Ces hommes sont d’une vulgarité sans nom. Leur présence m’était insupportable, je me suis mise en mode robot pour récolter des images. J’ai supporté la vue du sang, mais le cri des animaux accompagné de leurs rires m’a hanté. »

« Il n’y aucun respect de l’animal, aucun. Ces hommes sont d’une vulgarité sans nom »

Une fois la chasse terminée, les participants se rendaient à « l’abattoir ». Là, dans cette pièce froide au sol maculé de sang, ils dépeçaient, mesuraient et pesaient le butin de la journée. « Bravo Bernard, quel champion tu es ! », caricature Marie d’un ton rustre. « Ils ne font pas semblant. Vraiment, il y a une sorte d’adoration pour celui qui rapporte les plus longues défenses. » Quant aux dizaines de kilos de viande, elles venaient emplir les poubelles... faute d’avoir pu manger celles de la chasse précédente.

Il n’existe aucune base de données, à l’échelle du pays, recensant la totalité de ces parcs et enclos [2]. En 2012, une enquête administrative menée par l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) a toutefois permis d’estimer leur effectif à 1 300. Reporterre a tenté d’approcher les gérants de certaines structures. C’était sans compter leur règle d’or : la discrétion. « Vous vous doutez bien que je ne vais pas vous répondre », a grommelé un premier. « [Vous êtes le] quotidien de l’écologie ? Pas question », pesta un second en raccrochant. Les autres appels sont restés sans réponse.

En naviguant sur internet, nous parvenons cependant à récolter quelques informations sur leurs offres commerciales. À la frontière espagnole, un domaine promet par exemple à sa clientèle de lui faire vivre « des instants inoubliables », entre les châtaigniers et les frênes. Pour 500 euros, il est possible d’y abattre un mouflon. Ajoutez 100 euros supplémentaires, et vous rentrerez de la chasse avec un jeune daim. Le prix coutumier d’un sanglier avoisine quant à lui les 300 euros.

Quelles raisons amènent les chasseurs à dépenser de telles sommes pour pratiquer une activité pourtant gratuite en milieu ouvert ? Aux yeux de l’informatrice, c’est l’ensemble de la prestation proposée qui séduit les clients : « Les hôtes mettent les petits plats dans les grands. Dès l’arrivée, un petit déjeuner est servi dans une belle salle où trônent de nombreux trophées. » Des garde-chasses, fins connaisseurs des habitudes des proies, aiguillent chaque groupe. Quads, voitures, vélos, miradors, épieux... Du matériel en abondance est mis à disposition. « Absolument tout est conçu pour être certain de ne pas rentrer bredouille le soir. »

Un sanglier à l’arrière d’un quad. Marie, militante antichasse.

Ces enclos ne sont pourtant qu’une version low-cost des somptueux domaines où se bousculent stars, milliardaires et patrons de multinationale. Une élite financière qui bataille en quête de la meilleure cotation de trophée. Cerfs, mouflons et daims sont en effet les protagonistes, à leur corps défendant, d’un concours international relatif à la taille des bois et des cornes. « Dans cette course au plus grand gibier, les gestionnaires d’enclos pratiquent de la sélection ou importent des ongulés d’Europe de l’Est, détaille le naturaliste Pierre Rigaux. Et là, les prix s’envolent ! » Dans l’Aveyron, le château de Laplanque se vante de multiplier les médailles d’or. Sur son site web, des centaines de chasseurs posent fièrement, le genou plaqué sur des cerfs ensanglantés aux immenses ramures. Pour prendre un tel cliché, ils ont déboursé jusqu’à 4 000 euros.

Des animaux importés

Bon nombre d’enclos de chasse sont autonomes dans l’approvisionnement du gibier. Sur place, des parcelles sont destinées à l’élevage des animaux : « Des laies reproductrices y sont maintenues et nourries tout au long de leur vie, détaille Marie. Un jour, je me suis approchée de l’élevage. Les marcassins n’étaient absolument pas farouches, ils se montraient même curieux. »

Une fois jugées suffisamment trapues, les futures proies sont relâchées dans l’enceinte du parc. Leurs interactions avec l’humain ne s’arrêtent pas là pour autant. Chaque jour, un véhicule leur apporte le grain nécessaire à leur survie. Or, quelques heures plus tard, cette même camionnette reviendra emplie de chasseurs. « Ces animaux sont confrontés à un véritable dilemme, poursuit Pierre Rigaud. Ils dépendent d’humains prêts à les abattre. Imaginez leur stress intense et leur incompréhension… »

Pour satisfaire les désirs de diversité des chasseurs, d’autres animaux sont importés de pays étrangers. Si ces transferts commerciaux sont légaux, l’omerta règne à leur sujet. Selon l’enquête administrative de l’ONCFS, menée en 2012, plus de quarante espèces d’ongulés provenant du monde entier seraient ainsi détenues en captivité en France. Certains gestionnaires d’enclos accueillent notamment des cerfs sika, importés de lointaines contrées asiatiques, ou encore des daims européens, enfermés dès le Moyen-Âge pour les chasses seigneuriales et royales et dont presque plus aucun spécimen ne subsiste aujourd’hui à l’état sauvage en France.

Rangées de miradors au sein de l’enclos. Marie, militante antichasse.

Dans les années 2010, une autre espèce exotique est apparue sur la montagne de la Sainte-Victoire, dans le Var : le mouflon à manchettes. « Dès les premières observations, les naturalistes étaient décontenancés, se souvient Pierre Rigaud. Qu’est-ce que cette espèce nord-africaine faisait ici ? » Les investigations ont finalement permis de lever le voile sur ce mystère. Quelques individus s’étaient échappés d’un enclos voisin : « L’espèce n’ayant jamais vécu en France, il y avait un vide juridique dans la législation. Sa chasse n’était donc pas strictement interdite, alors secrètement, ils en ont profité. »

« J’en ai rien à foutre de réguler »

Régi par l’article L424-3 du Code de l’environnement, l’enclos cynégétique échappe à de nombreuses réglementations liées à la pratique de la chasse. Tout gibier vivant dans le domaine appartient, sur le plan juridique, au propriétaire des lieux. Ainsi, celui-ci n’est soumis à aucun seuil maximal de prélèvement. Les animaux peuvent être tués toute l’année, y compris en dehors de la saison de chasse, et ce, en nombre illimité.

« Ces enclos sont des zones de non-droit, déplore Richard Holding, de l’Aspas. Même les agents de l’Office français de la biodiversité (OFB) n’ont pas le droit d’y intervenir. » Si les articles L171-1 et L172-5 du Code de l’environnement permettent à ces derniers de procéder à des contrôles, la jurisprudence a étendu la protection domiciliaire à l’ensemble des enclos. Dès lors, « l’accès nécessite des dispositions spécifiques très encadrées par le code de procédure pénale » qui « limitent donc fortement le droit d’accès des agents de l’OFB aux enclos cynégétiques », précise l’établissement public à Reporterre. En d’autres termes, ses inspecteurs de l’environnement sont priés de dresser leurs procès-verbaux à partir de constatations faites aux jumelles, depuis l’extérieur.

Moult dérives découlent de cette absence d’encadrement. En 2014, des militants ont notamment révélé les pratiques barbares d’un gérant varois, qui envoyait des dogues argentins, chiens molossoïdes formés pour combattre les pumas en Amérique du Sud, dévorer des sangliers. Dans la même veine, bon nombre de domaines autorisent leurs clients à chasser à l’épieu. L’utilisation de ces longs poignards fixés au bout d’une perche métallique n’est pourtant légale que pour achever un animal mortellement blessé.

En mai 2021, une proposition de loi réclamant « l’interdiction des mises sous enclos d’animaux sauvages à des fins de chasse » a été déposée devant l’Assemblée nationale. Si le texte tarde à être présenté à l’hémicycle, ses huit coauteurs, parmi lesquels l’Insoumise Mathilde Panot, dénoncent « de véritables carnages organisés ». Quelques mois plus tard, invité à s’exprimer sur le sujet des enclos, le président de la Fédération nationale des chasseurs, Willy Schraen a rétorqué à une chroniqueuse de RMC : « Tu penses qu’on est là pour réguler ? [...] T’as pas compris qu’on prend du plaisir dans l’acte de chasse ? Tu crois qu’on va devenir les petites mains de la régulation. [...] J’en ai rien à foutre de réguler. » Un discours tout en nuance, du premier représentant des chasseurs, qui ne risque pas de faire évoluer les mœurs.

Contactée par Reporterre, la Fédération nationale des chasseurs n’a pas répondu.

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