La croissance impossible


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ÉconomieSi l’on prend au sérieux la crise écologique, il ne faut pas seulement stopper la croissance de la consommation matérielle, mais aussi diminuer le niveau de vie matériel moyen des pays occidentaux.
Cette analyse est extraite de L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie
Si l’on écoute les innombrables trompettes des porte-parole de l’oligarchie, la priorité est à la relance, à la reprise, à la croissance de la production. Oubliée l’écologie dont on ne pouvait plus taire l’importance, ignorée l’inégalité, évacué le fossé Nord-Sud ; ce qu’il faut, c’est la croissance. Et quand tout sera redevenu comme avant, et que l’on consentira à s’intéresser à « l’environnement », la technologie sera là pour résoudre les problèmes. D’ailleurs, elle soutiendra la croissance et l’éternel développement sera durable. N’est-ce pas merveilleux ?
L’autre discours est celui que n’ont tenacement cessé de tenir et d’approfondir les écologistes depuis quarante ans : un monde peuplé de 9 milliards d’habitants qui seraient tous au niveau de richesse occidental est écologiquement insupportable.
Pour démontrer à nouveau cette assertion, il est indispensable de recourir à quelques calculs. Le revenu national brut (RNB, que l’on appellera par la suite « revenu ») de chaque Européen était en 2010 de 34 000 dollars (1). Si la croissance annuelle à venir atteignait 2 %, leur revenu serait en 2050 de 75 000 dollars.
Ne serait-il pas normal que tous les habitants de la planète connaissent la même prospérité ? Un argument moral s’y oppose-t-il ? Non. Alors, pour que les neuf milliards d’habitants que comptera vraisemblablement la planète en 2050 jouissent du sort européen, il faudrait que l’économie mondiale, qui pesait 63 000 milliards (ou 63 billions) de dollars en 2010 atteigne 675 billions de dollars, soit onze fois plus. Onze fois ! C’est énorme, démesuré, écologiquement impossible.
Si impossible que nous allons raisonner selon une autre hypothèse. Prêts à nous faire vouer aux gémonies par les médias oligarchiques et par la gauche productiviste, posons que le pouvoir d’achat des Européens ne va plus augmenter. Ni en 2013, ni en 2014, ni en 2015 - nada jusqu’en 2050.
Le revenu moyen reste au niveau de 2010, soit de l’ordre de 34 000 dollars. Que faudrait-il alors pour que tous nos frères et sœurs humains rejoignent en 2050 ce qui paraissait normal aux Européens en 2010 ? Que l’économie mondiale atteigne 306 billions de dollars, c’est-à-dire qu’elle pèse cinq fois plus qu’aujourd’hui. cinq fois ! Les océans, l’atmosphère, les forêts, les ressources pétrolières et minérales supporteraient-ils une pression matérielle cinq fois supérieure à celle d’aujourd’hui ?

Attardons-nous sur l’idée de multiplier par cinq en quarante ans le poids de l’économie mondiale, ce qui représente un taux annuel de croissance de 4 % par an. Cet objectif repose, on l’a vu, sur deux choix politiques peu communs : celui de ne plus augmenter le revenu des Européens, et celui de viser l’égalité mondiale du revenu moyen. Comment multiplier par cinq l’économie mondiale sans altérer davantage la biosphère ? La réponse du discours dominant – si par aventure on parvient à le conduire dans cette discussion – est de s’en remettre au progrès technologique.
Cette assertion est-elle réaliste ? Pour l’analyser, utilisons un indicateur limité mais pratique de l’impact écologique, les émissions de gaz carbonique : un impact écologique stable signifiera alors que les émissions de gaz carbonique n’augmentent pas. Si le PIB augmente de 4 % par an, cela implique que les émissions générées par chaque unité de PIB doivent diminuer de 4 % par an. La technologie peut-elle réaliser cette performance ?
Observons ce qui s’est passé entre 1971 et 2007, une période qui a connu un très vif progrès technique, et dont la durée équivaut à celle qui nous sépare de 2050. Durant cette période, les émissions par unité de PIB ont baissé dans les pays de l’OCDE d’environ 2 % par an (2), soit deux fois moins vite que les 4 % qui seraient nécessaires si l’on ne comptait que sur la technologie pour éviter une crise écologique insupportable. Or ce progrès a été près de deux fois plus rapide dans les pays de l’OCDE qu’au niveau mondial. Généraliser au niveau mondial cette baisse de 2 % par an des émissions par unité de PIB serait déjà une belle réussite.
4 moins 2 égale 2. Où trouver ces 2 % supplémentaires de baisse des émissions ? Dans la baisse de la population ? La croissance démographique mondiale se ralentit, et même si des pays encore très prolifiques peuvent décélérer rapidement, il paraît peu probable que le nombre d’humains soit très inférieur à neuf milliards en 2050, sauf épidémie ou catastrophe, qu’il s’agit justement d’éviter. Quel autre levier de contrôle ? Le revenu. On peut refuser l’hypothèse que la population mondiale rejoigne le niveau de vie européen. Mais il faut le dire – et le justifier. A ma connaissance, aucun économiste ou responsable politique ne s’y aventure. Au contraire, dans l’harmonie universelle promise par le capitalisme, tout le monde est censé se retrouver avec l’attirail complet de l’Occidental moyen.
Résultat : si l’on ne remet pas en cause ce haut niveau de revenu, viser une croissance mondiale de 4 % par an implique une augmentation annuelle de 2 % des émissions de gaz à effet de serre. Même en acceptant la stagnation du revenu des Occidentaux, même en tablant sur un progrès technique soutenu, la poursuite de l’enrichissement mondial se traduit par un impact écologique massivement aggravé et vraisemblablement insupportable.
Alors ?
Pour avancer dans la résolution de l’énigme, nous allons recourir à une équation simple. Elle est née d’une controverse au début des années 1970 entre Paul Erlich et Barry Commoner (3). Suivons l’économiste Tim Jackson (4) dans sa présentation moderne de l’épatante équation IPAT (qui a été adaptée vers 2000 par l’équation de Kaya). Dans ce raisonnement, l’impact écologique de l’activité humaine (noté I) est égal au produit de trois facteurs : la taille de la population (P), l’abondance matérielle, représentée par le revenu par personne (A), et la technologie (T).
Soit IPAT : I = P x A x T
Pour simplifier, on va de nouveau représenter l’impact écologique par les émissions de gaz carbonique, tandis que le facteur technologique sera représenté par l’intensité en carbone, c’est-à-dire la quantité d’émissions nécessaires pour produire une valeur de 1 $.
En 2010, 33 milliards de tonnes de CO2 étaient émises par une population mondiale de 6,84 milliards d’humains (5). La part (théorique) de chacun en RNB (revenu national brut) était cette année de 9 136 $, tandis que l’intensité en carbone était de 530 g de gaz carbonique par $. Soit :
33 (milliards de tonnes de CO2) = 6,84 x 9,1 x 0,53.
Qu’en sera-t-il en 2050 ? Si la technologie continue à progresser au rythme qu’elle a connu dans les pays de l’OCDE depuis 1971, T sera égal à 0,22.
En ce qui concerne la démographie, les projections de la Division de la population de l’ONU estiment que la population mondiale atteindra 9 milliards d’habitants en 2050.
Si l’on conserve le même niveau global d’émissions, l’équation se pose donc ainsi pour 2050 : 33 = 9 x 16,7 x 0,22
On constate que le revenu moyen par habitant augmente : il passe de 9 136 $ en 2010 à 16 700 $ en 2050. Cela reste encore près de moitié moins que le niveau européen de 2010. On raisonne bien sûr en monnaie constante, c’est-à-dire corrigée de l’inflation.
Problème : ce volume d’émissions de 33 milliards de tonnes de gaz carbonique est beaucoup trop élevé. Si l’on veut limiter le réchauffement de la température moyenne du globe à 2°C par rapport à l’époque pré-industrielle, les scénarios du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) indiquent qu’il faudrait réduire les émissions de gaz à effet de serre à la moitié du niveau de 2000, soit, en ce qui concerne le gaz carbonique, à moins de 15 milliards de tonnes (6).
Posons l’équation IPAT correspondant à la situation souhaitable en 2050 :
15 = 9 x A x 0,22
Quelle est alors la valeur du revenu moyen ? A est égal à… 7,6.
Cela signifie que le revenu moyen des neuf milliards d’habitants de 2050 dans une économie mondiale ayant réduit ses émissions au niveau nécessaire pour limiter le réchauffement climatique tout en ayant mis en œuvre d’importants progrès techniques est de 7 600 dollars. C’est moins qu’aujourd’hui.
Stupéfiant, n’est-ce pas ?
Reprenons. On ne peut guère influencer le niveau de la population. On intègre un progrès technique continu. Sur quoi peut-on jouer pour parvenir au but souhaité, à savoir une diminution de l’impact écologique global ? Sur une baisse du revenu des plus riches pour s’ajuster au revenu mondial moyen.
Si l’on n’accepte pas cette conclusion, il y a deux solutions. La première est de refuser la réduction de l’inégalité mondiale. Il reste à la faire accepter aux Chinois, aux Indiens, aux Brésiliens, et autres peuples qui ont le même droit que les Occidentaux aux ressources de la biosphère.

L’autre solution est d’ignorer la question écologique, en refusant de réduire fortement le niveau d’émissions, et en fait, en rejetant la logique même de l’exercice. C’est l’objet du climato-scepticisme, animé par divers lobbies pétroliers aux États-Unis, qui ont nourri depuis de longues années une cam- pagne soutenue de déni des résultats de la climatologie. Cette campagne a atteint son paroxysme durant l’hiver 2009-2010. Les techniques de manipulation et de confusion utilisées ont été bien documentées par James Hoggan, Naomi Oreskes et Erik Conway, ou Greenpeace. Elles ont connu un succès incontestable, relayées par des médias trop heureux de pouvoir croire qu’au fond, toute cette affaire d’écologie n’est qu’une calembredaine.
Cette détestable péripétie ne change rien, hélas, au fond du problème. La crise écologique, dont le changement climatique n’est que le volet le plus massif et le plus visible, se dresse comme une incontournable forteresse sur le chemin de l’humanité. La justice est la clé qui permettra de l’ouvrir pour la franchir.
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Notes :
(1) Les données sur le revenu national brut et le produit national brut, en Europe et dans le monde, proviennent de la Banque mondiale : http://donnees.banquemondiale.org/r..., consulté le 20 février 2012.
(2) OECD, CO2 EMISSIONS FROM FUEL COMBUSTION
HIGHLIGHTS, 2011, p. 91.
(3) Ehrlich, Paul, et Holdren, John, « Impact of population growth », Science, 26 mars 1971, p. 212 sq.
Commoner, Bary, « The environmental cost of economic growth », in : Population, resources and the environment, Washington DC, Government printing office, 1972, p. 339 sq.
(4) Jackson, Tim, Prospérité sans croissance, Bruxelles, De Boeck, 2010, p. 31. Nous prenons les chiffres de la Banque mondiale. Le revenu national brut résulte de la division du produit national brut par le nombre d’habitants. L’intensité en carbone résulte de la division du produit national brut par le nombre de tonnes de CO2.
(5) Emissions de CO en 2010 : Jos G.J. Olivier et al., Long-term trend in global CO2 emissions, 2011 Report, PBL Netherlands environmental assessment Agency & JRC-European commission, 2011.
(6) Les scénarios du GIEC : chapitre 3 de : IPCC, Four assessment report, Climate Change 2007 : Mitigation of Climate Change, Cambridge university press, 2007.
(7) Hoggan, James, Climate Cover-Up, Vancouver, Greystone Books, 2009.
Oreskes, Naomi, et Conway, Erik, Merchants of Doubt, Bloomsbury Press, 2010.
Greenpeace, Climat de doute, mars 2010, et : Greenpeace, « Koch Industries : Secretly Funding the Climate Denial Machine », mars 2010.