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TribuneGrands projets inutiles

La « justice » du Conseil d’État ? Toujours du côté des bétonneurs

Le Conseil d’Etat est le juge suprême des recours contre les déclarations d’utilité publique. Mais il rejette quasiment tous les recours contre les déclarations d’utilité publique. Il est urgent de réformer cette institution.

Simon Charbonneau est juriste et maître de conférence honoraire à l’université de Bordeaux. Il a récemment publié Le prix de la démesure.


Créé sous le Consulat en 1799 à la suite de la disparition avec la Révolution française de son ancêtre, le Conseil du roi, le Conseil d’État illustre la permanence d’une tradition bureaucratique française déjà soulignée par Alexis de Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution. Cette institution insubmersible située au cœur de l’État est parvenue à traverser tous les épisodes politiques des siècles passés sans jamais être remise en question. Elle a même servi de modèle à nombre de pays comme la Belgique, la Grèce et à d’anciennes colonies, telle l’Algérie, au titre d’institution indispensable au fonctionnement de l’État. Aujourd’hui même, alors que nous vivons des changements institutionnels permanents, le Conseil d’État se voit reconnaître une place privilégiée au sein de l’état d’urgence afin de pallier la mise à l’écart du pouvoir judiciaire.

Ce rôle remonte à la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle le Conseil d’État avait inventé la jurisprudence dite des « circonstances exceptionnelles » destinée à suspendre le principe de légalité, au fondement de l’État de droit, par nécessité des temps de guerre.

Bilan désastreux de la jurisprudence

Toutefois, cette institution créée par un régime autoritaire a connu une évolution libérale avec la République parlementaire. À côté de la fonction consultative, a été créée une section contentieuse destinée à connaître des conflits pouvant naître entre l’administration et les administrés, donnant ainsi naissance à la justice administrative, indépendante du pouvoir judiciaire, et dont la jurisprudence du début du XXe siècle a soumis une grande partie de l’activité administrative au principe de légalité.

Après 1945, l’État a joué en matière d’aménagement du territoire un rôle crucial par le biais de la procédure d’expropriation pour cause d’utilité publique, préalable à la réalisation des grands ouvrages de transport et de production d’énergie. L’activité du Conseil d’État s’est étendue à ce nouveau domaine par l’intervention de sa section des travaux publics et de sa section du contentieux. Ce nouveau rôle s’est établi à partir de 1971 avec l’arrêt « Ville nouvelle Est » par le bilan « coûts-avantages ». Dès lors, avec les programmes d’infrastructures de transport et de production d’énergie, cette jurisprudence, alimentée par les recours des associations de protection de l’environnement, a pris une grande ampleur. Au cœur de la question des libertés publiques, le Conseil d’État s’est retrouvé au cœur de la question écologique, comme si nature et liberté étaient indissolublement liées au sein de l’action publique.

Or depuis plus de quarante ans, il se trouve que le bilan de la jurisprudence s’avère désastreux : la quasi-totalité des recours associatifs dirigés contre les déclarations d’utilité publique (DUP) sont rejetés par le Conseil d’État, tant pour des motifs de légalité interne qu’externe, comme si, après l’avis positif de la section des travaux publics, l’utilité publique était établie et les recours inutiles.

Les associations ont depuis longtemps tiré les leçons de cette jurisprudence « bétonnée », mais elles n’ont cependant pas renoncé à attaquer les déclarations d’utilité publique de grands ouvrages, espérant connaître un jour un revirement de jurisprudence. Pourtant, la décision prise par le Conseil d’État le 9 novembre 2015 à propos de la DUP de la ligne Lyon-Turin, rejetant tous les recours associatifs, devait décevoir ces espoirs : les requérants avançaient cependant des moyens d’annulation très solides, en particulier l’absence de débat public sur ce grand projet.

Une réforme de fond est indispensable

La décision est d’autant plus choquante que les arrêts du Conseil d’État dirigés contre des décrets de DUP sont décidés sans possibilité d’appel. La jurisprudence du Conseil relative aux grands projets d’aménagement menés par l’État est tellement unilatérale que l’on peut se demander si le raisonnement du juge ne part pas de l’idée préconçue d’un rejet de recours, affublé ensuite d’une série de raisonnements biaisés destinés à en trouver les motifs juridiques.

Pour répondre aux critiques relatives aux relations incestueuses pouvant exister entre sa section consultative et sa section contentieuse, le Conseil d’État s’est efforcé, par un décret du 6 mars 2008, de garantir une séparation effective entre elles, suite en particulier d’un jugement de la Cour européenne des droits de l’homme le mettant en cause. Un conseiller d’État qui a participé à l’élaboration d’un texte faisant l’objet d’un contentieux ne peut dorénavant siéger dans la formation de jugement relative à cette affaire. Ceci étant dit, il n’est pas mis fin au passage des conseillers d’une section à une autre ! C’est pourquoi seule une réforme de fond transformant la section du contentieux en une juridiction administrative suprême, comme il en existe en Allemagne, composée de magistrats authentiques, est susceptible de résoudre le problème. Mais évidemment, un tel projet de loi devra être alors soumis à la section consultative du Conseil d’État ! Sans commentaire.

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