La laine française termine au fumier

La laine française ne vaut plus beaucoup. - Public Domain Pictures/CC0
La laine française ne vaut plus beaucoup. - Public Domain Pictures/CC0
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Quotidien AgricultureLes éleveurs ne savent plus que faire de la laine, devenue quasi invendable. La filière de valorisation a été déstructurée et relancer une activité rentable à grande échelle s’avère complexe.
Le bélier de la mythologie grecque était paré d’une toison d’or. Aujourd’hui, la laine des moutons de nos campagnes ne vaut pas plus de quelques centimes le kilo... quand elle ne finit pas au fumier. « Cette année, les ballots de laine sont partis pour 15 centimes le kilo. Et encore, le négociant ne prend que la plus belle laine, raconte Rémi, éleveur de quelque 700 brebis à Mornand-en-Forez dans la Loire. J’avais deux gros sacs de laine rava, une race avec beaucoup de jarre [poil long et raide, peu adapté pour le textile], il n’en a pas voulu. Je l’ai utilisé comme litière pour mes bovins, et elle a donc fini au fumier. »
Dans le Puy-de-Dôme voisin, où 70 % des brebis élevées sont des ravas justement, aucun ramassage de laine n’a été organisé depuis deux ans. Les éleveurs sont contraints de tout stocker à la ferme. « C’est devenu un vrai fardeau. Il faut de la place et un endroit sec pour qu’elle conserve sa qualité pour pouvoir la vendre un jour. On a même eu une pénurie de curons [les grands sacs de stockage de la laine] », se désole Gaïane Seychal, conseillère ovins à la chambre d’agriculture du département.
Un déchet d’abattoir
La faute au Covid. Chaque année, environ 14 000 tonnes de laine sont produites en France. « Plus de 7 000 tonnes de laine de tonte brute (en suint) ont été exportées en 2019, à 70 % à destination de la Chine », selon le ministère de l’Agriculture. Mais en 2020, les exportations vers la Chine se sont arrêtées. « Elles ont repris cette année, mais pas au niveau d’avant, constate Audrey Desormeaux, chargée de projet à la Fédération nationale ovine (FNO). Et les stocks se sont accumulés chez les négociants pendant deux ans. On est encore dans une situation très tendue sur la collecte de la laine. Une partie importante reste chez les éleveurs, qui se retrouvent sans possibilité pour s’en débarrasser. »

Ces derniers n’ont pas le droit de l’apporter en déchetterie, de la brûler, de l’enterrer, ou de l’utiliser sous quelque forme que ce soit, si elle est brute. Car la laine, matière prisée il y a encore un siècle, est aujourd’hui assimilée à un « sous-produit animal de catégorie 3 », selon la réglementation européenne. Dit autrement, elle est considérée comme un déchet d’abattoir, éligible à l’équarrissage — le traitement des cadavres d’animaux —, si elle n’est pas traitée. Or la mettre chez l’équarrisseur coûte une fortune. « Plus de 150 euros la tonne, précise Audrey Desormeaux. Et les équarrisseurs n’aiment pas la laine, car elle est abrasive et bloque les pales des machines. »
Laine à vendre sur Leboncoin
Beaucoup optent alors pour le système D. « Il ne faut pas se voiler la face. On sait que des éleveurs finissent par brûler la laine, la mettre au compost ou l’enterrer », estime Audrey Desormeaux. Certains agriculteurs tentent de vendre leurs toisons ou de les donner sur Leboncoin. « À vendre, laine de mouton brute en grande quantité. Idéale pour isolation, paillage dans le jardin ou autre. Environ 750 kg de laine. 1 euro/kg », écrit un vendeur en Côte-d’Or.

Cette année, Stéphane, éleveur de brebis à Vollore-Ville, dans le Puy-de-Dôme, a trouvé comment s’en débarrasser : il l’a donnée à un voisin qui isole un bâtiment, et à une maraîchère qui l’utilise en paillage pour ses fruits rouges : « La laine lui permet de garder le sol bien frais et lui évite le désherbage. » Dans le département, quelques curons partent chez Terre de laine, une scop qui fabrique pulls, chaussons, couvertures, feutre, isolant, etc.
Les initiatives pour redonner ses lettres de noblesse à la laine ne manquent pas en France. C’est, par exemple, l’objectif de l’association Aux Fils des toisons qui rassemble une dizaine d’éleveuses et éleveurs en Sologne. Mais valoriser la laine de la solognote, brebis à la laine jarreuse, n’est pas mince affaire. « Sur nos quelque 800 kg de laine annuels, on procède à un gros tri pour ne garder que la laine la plus qualitative, explique Alexandrine Parmentier, la présidente, qui pointe la perte de savoir-faire à tous les échelons de la chaîne. Pour obtenir une laine valorisable, il faut une volonté de la part des éleveurs de travailler sur les croisements pour améliorer la qualité lainière de leur troupeau. Le tondeur doit aussi veiller à ce que la laine ne soit pas souillée. »
Lavage avec des machines datant du XIXe siècle
Il faut ensuite traiter la laine, et là, la bonne volonté des producteurs se heurte à la déstructuration de toute une filière. « Très peu de filatures sont capables de filer de manière très fine. Même chose pour le feutrage, que peu de professionnels savent faire. Et il n’existe pas de machine qui permettrait que ce soit plus rentable, détaille Alexandrine Parmentier. Si on récoltait 2 tonnes de laine, ça bouchonnerait forcément à un endroit. Il n’y a pas la capacité à absorber une telle production. »
La dernière usine de lavage de laine en France, située à Saugues, en Haute-Loire, utilise encore des machines datant du XIXe siècle. « Même si elle tournait en trois-huit, elle traiterait moins de 2 % de la laine française », assure Pascal Gautrand, délégué général du collectif Tricolor. Créée en 2018, cette association interprofessionnelle ambitionne de recréer un espace de dialogue et une synergie pour redévelopper « une filière laine à haute valeur ajoutée ».

Le lavage de la laine fait partie des questions cruciales. « Aujourd’hui, c’est une étape qui consomme énormément d’eau — qu’il faut retraiter — et d’énergie », estime Pascal Gautrand. Il plaide pour la mise en place d’une technologie plus moderne : le nettoyage au CO2 supercritique, déjà utilisé dans les cosmétiques ou le textile. Il défend aussi la nécessité de mutualiser et digitaliser un maximum d’outils pour améliorer la logistique de collecte des laines, créer une réelle traçabilité, augmenter la qualité du tri, le tout en faisant des économies d’échelle.
Le problème des mites pour l’isolation en laine
« On est dans un cercle vicieux : tant qu’il n’y a pas de débouchés assez valorisants, la laine ne se vend pas. Et comme les éleveurs ne sont quasiment pas rémunérés pour cette laine, ils n’apportent pas de soin à la matière », souligne-t-il. Difficile donc de motiver les investissements.
Même l’isolation avec la laine, qui pourrait être bienvenue en ces temps de crise de l’énergie et de rénovation énergétique des bâtiments, semble loin d’être une solution rentable. « Le problème avec la laine, c’est les mites, selon Pascal Gautrand. Il faut absolument la traiter avec des insecticides, produits nocifs dont certains sont en passe d’être interdits. Sur un plan économique, la laine n’est pas concurrentielle avec la laine de chanvre qui n’a pas besoin d’être lavée et qui ne risque pas d’être attaquée par ces insectes. »
Le collectif Tricolor a obtenu une subvention fin 2021 dans le cadre du plan France Relance. « Cela reste insuffisant. Il va falloir beaucoup de temps et de moyens pour restructurer la filière, aller chercher des distributeurs... », conclut Pascal Gautrand.
Un constat que partage Marie-Thérèse Chaupin, coordinatrice d’Atelier Laines d’Europe, association qui accompagne les initiatives locales depuis plus de trente ans : « Il faut remettre en place la structure industrielle et artisanale, instaurer de la formation, mieux informer sur les produits, casser l’image vieillotte de la laine. » Le retour de la laine dans nos armoires n’est pas encore pour demain.