La plus belle réserve naturelle de Jordanie menacée par une mine de cuivre

La zone réclamée par la compagnie minière englobe la vallée de Dana, en Jordanie, qui donne son nom à la réserve de biosphère. - © Lyse Mauvais/Reporterre
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Mines et métaux MondeAttiré par la hausse des cours du cuivre, le gouvernement jordanien veut amputer la plus importante réserve naturelle du pays d’un quart de son territoire pour un projet minier aux retombées incertaines.
Dana (Jordanie), reportage
Le soleil se couche sur le camp de Rummana, au cœur de la réserve de biosphère de Dana, en Jordanie. Des chants d’oiseaux rythment le crépuscule. Furtif, un bouquetin de Nubie (Capra nubiana) jaillit d’entre les rochers massifs de la vallée, où seule une poignée de tentes blanches marquent discrètement la présence humaine.
Dana, l’une des plus grandes aires protégées de Jordanie, s’étire d’un plateau s’élevant à plus de 1 600 mètres d’altitude jusqu’au bassin de la mer Morte, 400 mètres sous le niveau de la mer. Du fait de cette déclivité considérable, quatre écosystèmes se côtoient sur une aire de seulement 300 km², hébergeant nombre de plantes endémiques et près de 450 espèces animales, dont certaines sont menacées d’extinction.

Trois décennies après sa création, ce joyau écologique — que la Jordanie souhaite faire inscrire au patrimoine de l’humanité — est plus menacé que jamais. Le gouvernement veut amputer la réserve de 78 km² (soit un quart de sa surface) pour y chercher du cuivre. Désemparés, écologistes et population locale se mobilisent pour sauver Dana.

Le mirage du cuivre
Le cuivre est exploité dans la région depuis des millénaires ; en témoignent les vestiges de mines datant de l’âge du fer [1], dont les abondantes scories continuent de polluer le sol. Mais jusqu’à présent, les multiples explorations menées depuis les années 1960 n’ont jamais abouti à l’extraction industrielle, jugée trop coûteuse.
Aujourd’hui, l’envolée du cours du cuivre pourrait changer la donne. Les économistes prévoient une hausse de la demande mondiale, alimentée par le développement des énergies renouvelables et des voitures électriques, dont les moteurs contiennent trois fois plus de cuivre qu’un moteur classique. Signe de cet emballement, ce métal a atteint un pic historique à plus de 10 000 dollars la tonne (environ 8 500 euros) début mai 2021, pour redescendre aux alentours de 9 300 dollars (près de 7 900 euros) le 10 septembre.

Le secteur minier, que la Jordanie a l’ambition de développer, représente 7 % du produit intérieur brut (PIB), selon le ministère de l’Énergie et des Ressources minières. Fin septembre, la capitale jordanienne hébergera le salon régional Arab Mining, où le pays compte promouvoir son potentiel en or, cuivre, terres rares et lithium.
À Dana, le gouvernement espère générer 4,23 milliards de dollars (près de 3,6 milliards d’euros) de revenus sur vingt ans grâce au cuivre – un chiffre optimiste, selon certains économistes. Les gisements contiendraient selon le gouvernement 45 millions de tonnes de minerai brut, soit 1 million de tonnes de cuivre pur.
Pour l’instant, ces données sont spéculatives, car l’exploration est toujours en cours. La Jordan Integrated for Mining and Exploration Company (JIMC), filiale du groupe pétrolier jordanien Manaseer, a réalisé des prélèvements dans une partie de la réserve en accord avec la Royal Society for the Conservation of Nature (RSCN), l’organisation environnementale chargée de gérer les aires protégées. Mais, pour compléter son étude, la JIMC veut pénétrer dans une zone préservée, où la RSCN s’oppose à l’ouverture de pistes et l’emploi de bulldozers. En extirpant une partie de la réserve, la JIMC compte s’affranchir de ces restrictions environnementales, au grand dam de la RSCN, qui s’est publiquement opposée au redécoupage de la réserve de biosphère de Dana par ces nombreux kilomètres qui seraient dédiés à l’extraction du cuivre.
« Ils veulent dépecer Dana pour terminer leur étude et disent qu’ils nous la rendront s’ils ne trouvent rien, c’est-à-dire une fois qu’elle sera détruite », s’indigne Amer Al-Rfou, le directeur de la réserve.

Sauver Dana
Le redécoupage annoncé a suscité la polémique sur les réseaux sociaux, où les Jordaniens se sont mobilisés autour du hashtag #SaveDana (Sauver Dana), et une pétition a été lancée.
La compagnie Manaseer, maison mère de JIMC, assure que l’exploration n’aura pas de conséquence. « Pour aller dans des zones plus sauvages de la réserve, nous devrons ouvrir de nouvelles routes », concède Samer Makhamreh, un géologue de Manaseer. Mais il l’assure : « Il n’y aura aucun effet sur la nature, ainsi que le montre l’étude d’impact environnemental que nous avons réalisée. » Et d’ajouter : « De quel environnement parlent les opposants ? Il n’y a pas d’animaux, pas d’arbres, il n’y a rien ici. »
L’étude d’impact n’a pas été rendue publique. Dans l’ouest de la réserve, on constate néanmoins les traces des activités d’exploration déjà réalisées. « Depuis qu’ils ont rouvert la route pour accéder au site, il est devenu un aéroport, n’importe qui entre, dit un des écogardes. Les gens peuvent venir chercher du bois et abîmer des sites archéologiques auparavant coupés du monde. »
Certains forages, d’une vingtaine de centimètres de diamètre, sont restés ouverts — au risque, selon les bergers, que le bétail s’y blesse. La compagnie minière affirme quant à elle que le site a été remis en état et renvoie la balle aux habitants, qu’elle accuse de rouvrir les puits.

Des habitants divisés
Au cœur de la bataille médiatique, la communauté locale est partagée, à l’image de Nesrine, une employée de la réserve encore indécise par rapport au projet. « Je sais qu’ils ont trouvé du cuivre, mais je ne comprends pas ce qu’ils comptent en faire, dit-elle à Reporterre. C’est une bonne chose si le projet crée des emplois. »
Le gouvernement affirme que 1 000 emplois directs seront créés en phase d’exploitation, sans fournir de base claire pour étayer ce chiffre. Une promesse alléchante dans un pays miné par un taux de chômage de 25 % en moyenne (50 % chez les moins de 25 ans) et une pauvreté en hausse depuis la crise du Covid-19.

« Des emplois pour qui, les hommes ? », demande cependant Raida, qui travaille depuis vingt et un ans dans un atelier d’artisanat tenu par la RSCN. Par le passé, des projets de valorisation des produits locaux ont ouvert des possibilités économiques à quelques dizaines de femmes dans une région conservatrice où elles en ont peu.
Et les retombées locales ne s’arrêtent pas là. « En développant l’idée d’associer la conservation de la nature et le développement socioéconomique des populations, Dana a été un modèle suivi dans toute la région », explique Laith El-Moghrabi, un écologue travaillant dans la réserve depuis plus de vingt ans.
« La mine signera la fin de la plus grande réserve de Jordanie. »
Dana fait figure de pionnière au sein du réseau mondial des réserves de biosphère, qui rassemble des lieux désignés « pour expérimenter et illustrer des pratiques de développement durable [...] en conciliant le développement social et économique des populations avec la conservation de la diversité biologique ». Le principe : protéger la nature sans léser les habitants, grâce à un système de zonage où les activités humaines sont menées de façon plus ou moins intensive.
Aujourd’hui, elle reste le site de la RSCN qui génère le plus de retombées économiques locales, via de multiples projets, comme l’écolodge de Feynan, une réussite jordanienne de l’écotourisme avec une trentaine de récompenses internationales à son actif.

Les quatre-vingt-cinq employés de Dana viennent de la région, tel Salem Ali, un guide né dans la vallée. Au fil du temps, il a vu s’installer une cimenterie, puis un champ d’éoliennes, toujours en trahissant les promesses antérieures. Très remonté contre le projet, il souligne : « Les emplois qu’ils promettent seront les moins qualifiés : ils voudront des gardiens, des chauffeurs de camion. Ici, nous sommes encerclés par la cimenterie et les éoliennes, et bientôt par la mine. Elle signera la fin de la plus grande réserve de Jordanie. »

De leur côté, certains agriculteurs craignent l’arrivée d’un projet minier sur des terres manquant cruellement d’eau — la Jordanie étant le deuxième pays le plus aride au monde. « Nous utilisons l’eau de Dana pour arroser nos champs, explique Bilal Al-Refou, président d’une coopérative qui rassemble 300 familles. Si les miniers font des forages pour extraire de l’eau, le niveau de la nappe baissera, et c’est nous qui en pâtirons. »
« Ce n’est pas seulement pour sa valeur environnementale que je veux sauver Dana, explique El-Moghrabi. C’est pour sa valeur intrinsèque, sa beauté qui fait d’elle une partie importante de notre identité. S’il aboutit, ce projet laissera une grande cicatrice dans le paysage jordanien. »