La réforme universitaire empêche la transformation écologique de la société

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Luttes Pédagogie ÉducationAdoptée mi-février, la loi sur l’orientation et la réussite des étudiants, dite « loi Vidal », instaure la sélection à l’entrée à l’université. L’auteur de cette tribune explique pourquoi cette transformation majeure nous éloigne « davantage encore d’un projet de société écologiquement soutenable et socialement équitable ».
Jean-Baptiste Comby est sociologue et maître de conférences à l’université Paris 2.
Se déclarer pour un monde meilleur, plus respectueux de l’humain comme de l’environnement et organisé en fonction de principes comme ceux des « communs » ou de la justice sociale, cela suppose de faire obstacle aux projets politiques obéissants à des logiques antagonistes telles que la rentabilité, la performance, l’excellence, la concurrence. La grande majorité des mesures prises dans les sociétés capitalistes depuis au moins quarante ans s’ajustent à ces exigences et ce faisant consolident la marchandisation de l’ensemble des domaines d’activités. Toutefois, ici ou là, cette « grande transformation » (Polanyi) se heurte encore à certaines résistances au sein d’univers moins dociles et s’efforçant de faire valoir d’autres raisons d’être que celle du marché. C’est notamment le cas de l’université publique, qui se donne pour objectif de permettre à l’ensemble des bacheliers d’acquérir des connaissances dans des domaines variés.
S’il reste beaucoup à faire pour rendre cette institution plus ouverte, plus horizontale, plus démocratique ou plus égalitaire, force est de reconnaître qu’elle repose encore en grande partie sur ces valeurs cardinales. Elle demeure tout d’abord un rouage central de la mobilité sociale, permettant toujours à de nombreuses personnes de pouvoir continuer à y croire, de pouvoir obtenir d’autres chances de réussir, de pouvoir maintenir ouvert le champ des possibles, y compris en dehors des clous de l’esprit entrepreunarial. Elle est ensuite un espace de formation critique où il est possible d’interroger le monde tel qu’il va, et notamment son inadéquation aux impératifs écologiques et sociaux contemporains. L’université publique constitue enfin un lieu où des connaissances sont produites selon des méthodes propres à la démarche scientifique et donc sans avoir à répondre aux questions imposées par les pouvoirs politiques, économiques ou médiatiques. Ces connaissances ne sont cependant pas hors-sol et peuvent être mobilisées pour peser dans des rapports de pouvoir, par exemple pour faire valoir la viabilité d’autres modes de développement que ceux actuellement dominants. L’université publique forme ainsi un pilier de la démocratie dans la mesure où, en favorisant une émancipation par la connaissance, elle contribue à donner plus de pouvoir au « peuple ». Elle incarne un projet de société où celle-ci se donne les moyens de se penser dans sa diversité, d’être réflexive et donc de se transformer pour, par exemple, faire face aux dégâts environnementaux liés aux logiques industrielles et financières du capitalisme.
Figer l’ordre établi et réduire les forces de transformations structurelles
Ce modèle d’université est cependant minutieusement saccagé par les politiques de l’enseignement supérieur menées depuis le début des années 2000 [1]. Sous couvert de modernisation, celles-ci s’emploient à détourner l’université de ses fonctions démocratiques et émancipatrices pour la remettre sur le droit chemin de l’employabilité et de la réussite sur le grand marché international de la connaissance. À croire que c’est la cotation en bourse généralisée des établissements universitaires qui se profilerait à l’horizon. Et dans ces conditions, on comprend que ceux-ci ne peuvent être lestés par des étudiant.es moyens, peu rentables. Il faudrait donc sélectionner celles et ceux méritant de choisir leur cursus universitaire, accentuant cette loi sociologique qui veut qu’en l’état, l’école transforme bien souvent ceux qui héritent en ceux qui méritent (pour reprendre le mot de Bourdieu). Avant de considérer cette sélection comme un moindre mal dans un monde universitaire à l’agonie, il convient donc de rappeler que cette agonie (à savoir la précarisation des personnels de l’enseignement supérieur et l’appauvrissement des établissements universitaires sommés à leur tour d’adopter une logique comptable) a été politiquement organisée pour mieux livrer les fonctionnaires et leurs étudiant.es aux appétits des acteurs économiques privés investissant goulûment dans « l’économie de la connaissance », qui est d’abord une économie de la méconnaissance tant elle dévalorise tout un ensemble de savoirs, par exemple les sciences sociales, jugés peu utiles économiquement voire dangereux politiquement.

Or, avec les réformes couplées du lycée, de la licence et de l’accès à l’université, ce projet politique franchit un cap symbolique. Mis en place à marche forcée et donc sans réelle délibération, celui-ci raye en effet de la carte démocratique une de ses conditions sine qua non : la possibilité pour tous d’accéder à des savoirs diversifiés. Ces réformes instaurent presque ouvertement et sans complexe une barrière à l’entrée à la fac, barrière que seul.es les mieux armé.es socialement pourront franchir. Il en fait donc un nouvel espace de concurrence, un vecteur supplémentaire d’inégalités sociales et un énième lieu de promotion des rationalités d’une société de marché incompatible avec la préservation des écosystèmes naturels et sociaux (sauf à croire dans les mythes d’un capitalisme vert qui ne donnent à penser l’écologie que comme un secteur d’activité à part et non comme un enjeu interrogeant l’ensemble de l’organisation sociale). Derrière cette mesure apparemment urgente, nécessaire, incontournable, salutaire et en même temps technique et devant améliorer la régulation des flux d’apprenants, c’est bien un projet de société inégalitaire qui se voit banalisé, entériné [2]. Certes les inégalités face aux savoirs ont bien d’autres causes et se durcissent dès le primaire et le secondaire. Il n’en demeure pas moins que la sélection en marche à l’université n’encouragera pas une réorganisation de l’ensemble du système d’éducation dans une perspective moins inégalitaire. Le capitalisme n’a pas besoin d’un trop grand nombre d’esprits autonomes et équipés. L’écologie si.
En tout cas l’écologie politique, c’est-à-dire une écologie qui ne se satisfait pas d’innovations technologiques ou de sophistications fiscales mais qui questionne l’ordre social, remet en cause l’organisation collective des pouvoirs et en appelle donc à une redistribution durable des places et des privilèges dans la société. En ce sens, le « plan étudiant » parce qu’il vient figer davantage encore l’ordre établi et réduire davantage encore les forces de politisation voire de transformations structurelles, a pour effet de nous éloigner davantage encore d’un projet de société écologiquement soutenable et socialement équitable. Décloisonner les engagements écologistes pour les faire converger avec les luttes sociales et ainsi les rendre plus politiques, suppose donc de s’engager aussi contre ce type de réformes « verrous » qui clôturent le spectre des options collectives envisageables.