« Le bien-être est toxique, transformons-le »

Pour la militante féministe Camille Teste, le bien-être est devenu le « meilleur ami du néolibéralisme ». - © Juliette de Montvallon / Reporterre
Pour la militante féministe Camille Teste, le bien-être est devenu le « meilleur ami du néolibéralisme ». - © Juliette de Montvallon / Reporterre
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Santé QuotidienChaque mois de septembre, nous sommes des millions à nous inscrire dans des cours de fitness ou de relaxation. Prof de yoga et militante, Camille Teste imagine un « bien-être révolutionnaire ».
Ex-journaliste et désormais professeure de yoga, la militante féministe Camille Teste a écrit « Politiser le bien-être » (éd. Binge Audio, avril 2023).
Reporterre — À chaque rentrée, nous sommes nombreuses et nombreux à nous ruer sur les cours de yoga, fitness et autres coachings. Dans votre livre, vous épinglez ce marché du bien-être, « devenu poule aux œufs d’or du capitalisme ». En quoi le bien-être est-il le « meilleur ami du néolibéralisme » ?
Camille Teste — Le système néolibéral nous considère comme des entreprises individuelles à faire fructifier. On nous enjoint donc de nous « auto-optimiser », afin de devenir « la meilleure version de nous-mêmes », via des pratiques de bien-être. Il s’agit d’être en bonne santé, le plus beau et le plus musclé possible, mais aussi — surtout depuis le Covid — le plus spirituellement développé.
Cette « auto-optimisation » a deux intérêts : nous pousser à consommer — le marché du bien-être générerait près de 5 000 milliards de chiffre d’affaires chaque année dans le monde [1] — et nous enfermer dans une forme d’illusion. Car derrière cette idéologie, il y a la promesse du bonheur. Il suffirait de faire du sport, de la méditation et de bien se nourrir pour être heureux. Or résumer le bonheur à une question d’effort individuel relève de l’arnaque. La société capitaliste n’est pas structurée pour notre épanouissement. On peut faire tout le vélo d’appartement qu’on veut, rien n’y fera, nous ne serons pas heureux.
Vous écrivez : « Face à la planète qui brûle, nous ne savons que faire. Alors, à défaut de changer l’ordre du monde, nous tentons de nous changer nous-mêmes. » Autrement dit, le néolibéralisme se servirait du bien-être pour évacuer la crise climatique.
Tout à fait. Le monde est en train de s’écrouler : croire qu’on va régler les grands problèmes du XXIe siècle à coups de pratiques de développement personnel, c’est faux et dangereux. Surtout, ça nous détourne de l’engagement et de l’organisation collective.
« Un bien-être révolutionnaire favorise les luttes »
C’est pour ça que les milieux de gauche et militants regardent avec une très grande méfiance les pratiques de bien-être. Je trouve ça dommage, il me semble qu’elles pourraient nous apporter beaucoup, si elles étaient faites autrement. Le bien-être est ringard, inefficace et toxique ? Transformons-le !
Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain…
Oui, les pratiques de bien-être ont tout un tas de vertus dont il serait dommage de se passer dans la construction d’un autre monde. Elles sont avant tout des pratiques de « care » [prendre soin], et permettent de créer des espaces de douceur, d’attention à l’autre, de soin, où l’on accueille les vulnérabilités. Ce sont aussi des espaces où l’on se sent légitimes à déposer les armes, à se reposer, à ne rien faire, à cultiver le non agir.
À quoi pourrait ressembler un bien-être révolutionnaire ?
Ce serait un bien-être qui favorise l’émancipation individuelle. Pas juste pour maigrir, être efficace au travail ou pour nous faire accepter la crise climatique. Les pratiques de bien-être peuvent nous libérer, nous faire ressentir plus de plaisir, plus de puissance dans nos corps…
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Un bien-être révolutionnaire favorise aussi les luttes. Comment faire dans un cours de fitness pour sortir des discours individualisant, pour avoir un discours plus collectif, politique ? Par exemple, plutôt que de rappeler, à l’approche de l’été, l’importance de « se donner à fond pour passer l’épreuve du maillot », on pourrait parler patriarcat et injonction à la minceur.
Que peuvent apporter les pratiques de bien-être aux luttes ?
Dans les milieux militants, on s’épuise vite et on reste dans une forme d’hyperproductivisme chère au capitalisme. Le burn-out militant est une réalité : on ne peut pas passer tout son temps à lutter ! Quand un ou une athlète prépare les Jeux olympiques, elle ne fait pas que courir et s’entraîner. Il faut aussi dormir, se relâcher. De la même manière, il est essentiel dans nos luttes d’avoir des espaces de repos. Toutes les pratiques qui visent la pause, le silence, le non agir — comme le yoga, la méditation, la retraite silencieuse, la sieste, la marche — me semble ainsi intéressantes à explorer.
Les pratiques de bien-être créent aussi du commun, du lien : s’entraider, prendre plaisir à être en groupe, être attentif aux autres, apprendre à communiquer ses besoins, expliciter ses limites. Tous ces outils sont utiles pour des milieux militants qui peuvent être toxiques, où l’on peut vite s’écraser, ne pas s’écouter.

Certaines pratiques corporelles permettent aussi de développer l’intelligence du corps. Ce sont des pratiques de puissance. Personnellement, depuis que mon corps est assez fort, je ne marche plus devant un groupe de mecs de la même manière ; je me sens davantage capable d’aller en manif, de faire en sorte que mon corps se frotte aux difficultés. Attention, ça ne veut pas dire que si on fait tous de la muscu, on pourra faire un énorme blocage d’autoroute ! Mais ça peut aider.
Enfin, il y a aussi une question de projet politique. Comment donner envie aux gens de nous rejoindre, d’adhérer ? Un projet à la dure ne va pas convaincre les gens : le côté sacrificiel du militantisme, ça ne donne pas envie. Il faut une place pour la joie, le soin.
Le bien-être, tel qu’il est transmis actuellement, est fait pour les classes dominantes (blanches, riches, valides). Peut-on le rendre plus accessible ?
Le bien-être est aujourd’hui un produit, une marchandise, que l’on vend en particulier aux classes moyennes et supérieures. Pourtant, nombre de choses qui nous font du bien ne sont pas forcément des choses chères : faire des siestes, être en famille, mettre de la musique dans son salon pour danser ou marcher dehors.
Les espaces de bien-être sont très normés du point de vue du corps, avec des conséquences très directes : il est par exemple difficile pour les personnes se sentant grosses de venir dans ces lieux où elles peuvent se sentir jugées. On peut y remédier, en formant les praticiens, en adaptant les espaces : les salles de yoga où l’on considère qu’un mètre carré par personne suffit ne sont pas adéquates. Des flyers montrant des femmes blondes minces dans des positions acrobatiques peuvent être excluants.
Il s’agit aussi de penser la question de l’appropriation culturelle : les pratiques de bien-être piochent souvent dans tout plein de rites culturels sans les comprendre. Il faudrait interroger et comprendre le sens de ce qu’on fait, et les conséquences que cela peut avoir. La diffusion à grande échelle de la cérémonie de l’ayahuasca [une infusion à des fins de guérison] a par exemple profondément transformé ce rite en Amérique latine.
Vous expliquez que les pratiques de bien-être pourraient nous aider à « décoloniser nos corps » du capitalisme. Comment ?
Le capitalisme ne nous valorise que dans l’hyperaction, dans l’hyperactivité. Cela crée des réflexes en nous : restez une demi-journée sans rien faire dans votre canapé, et sentez monter l’angoisse ou la culpabilité ! De la même manière, le système patriarcal crée des réflexes chez les femmes, comme celui de rentrer notre ventre pour avoir l’air plus mince par exemple.
Observer nos pensées, nos angoisses, nos réactions, ralentir ou ne rien faire… sont autant de méthodes qui peuvent nous aider à décoloniser nos corps. Prendre conscience des fonctionnements induits par le système pour ensuite pouvoir choisir de les changer. Ça aussi, c’est révolutionnaire !
Pour aller plus loin :
Dans son livre, Camille Teste donne plein de conseils et de références pour révolutionner le bien-être. En voici quelques-unes :
- Le Syndrome du bien-être, de Carl Cederström et André Spicer (éd. L’Échappée, 2016)
- Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme, de Zineb Fahsi (éd. Textuel, 2023)
- Podcast « Doit-on vraiment devenir la meilleure version de soi-même ? », Émotions, par Marie Koyouo (Louie Média, 2022)