La danse, l’étincelle des révolutions

Aux Résistantes, sur le plateau du Larzac, le 4 août 2023. - © David Richard / Reporterre
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LuttesAux rencontres écologistes des Résistantes, des activistes sont allés apprendre à …danser. Une pratique incomparable pour remettre de la joie et de l’énergie dans les luttes, affirment ces chorégraphes engagés.
Du 3 au 6 août, près de 150 collectifs des luttes locales de France se sont réunis au Larzac. La rédaction de Reporterre était sur place pour vous faire vivre ce rassemblement historique.
La Couvertoirade (Aveyron), reportage
Le vent glacial s’engouffre entre les toiles du chapiteau. Mais sous la voûte, l’atmosphère est brûlante. Lunettes futuristes sur le nez, Tinou, du collectif « Corps & Graphie 2028 », se déhanche face à une cinquantaine de spectateurs.
« On va faire un pas très simple, propose-t-il à l’assemblée debout devant lui, mi-curieuse mi-gênée. Pied droit en avant, on revient ; pied gauche en avant, et on revient. »

La musique délie peu à peu les muscles. Les visages se détendent, les épaules roulent, les hanches glissent. Même les plus timides se laissent prendre au jeu, abandonnant leurs pulls et les gradins pour rejoindre la scène.
Tinou mime une démarche snob, vite suivi par les autres. « C’est du cake-walk : une danse utilisée par les esclaves pour se moquer des maîtres qui dansaient le menuet, explique-t-il tout en ondulant. La danse, c’est de la politique ! »
« La danse, c’est de la politique ! »
Le trentenaire, qui se dit « faché-anxieux », a créé ce spectacle de « Résis’dance » en 2022, peu après les élections présidentielles. L’idée : initier le maximum de personnes aux pas qui ont, historiquement, fait bouger les mentalités et régimes politiques.
Lors de sa présentation aux rencontres écologistes des Résistantes, qui se tenaient début août sur le plateau du Larzac, le spectacle a fait un carton.
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Petits et vieux, showmen assurés ou valseurs du dimanche, tous ont pu apprendre quelques pas de twist — dansé par les militants pour les droits civiques aux États-Unis —, ou reprendre la chorégraphie d’« Un violador en tu camino » (« Un violeur sur ton chemin »), créé en 2019 par le collectif chilien Lastesis pour dénoncer les violences patriarcales.
Ces moments de liesse sont vitaux pour le militantisme, selon Tinou et ses acolytes. « Danser, ça permet de ramener de la joie dans les milieux militants, de ne pas être uniquement plombée par l’actualité », dit Manon, l’une des animatrices du spectacle. « Ça remotive », abonde sa camarade Clara.

« C’est difficile, la lutte, dit Tinou. Mais par la danse, la joie, on vit des moments incroyables. » Le jeune homme évoque, en exemple, son expérience lors de la manifestation de Sainte-Soline contre les mégabassines, marquée par une forte répression policière : « On s’est fait tabasser la gueule. Le soir, on a fait une grosse teuf reggaeton [une danse latino-américaine]. »
« Je suis reparti traumatisé, mais content quand même », raconte-t-il. « C’est hyper important, la teuf [fête]. Il y a des combats qui foirent car la cantine ou la teuf ne sont pas au point. »
« Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution »
Le lien entre danse et militantisme ne date pas d’hier. L’histoire d’Emma Goldman, évoquée par la journaliste Iris Derœux dans une enquête de la revue La Déferlante sur le sujet, en témoigne. En 1931, alors qu’elle profitait à plein d’une fête, l’intellectuelle et anarchiste russe a été rappelée à l’ordre par un camarade, qui lui a susurré à l’oreille que sa « frivolité nui[sai]t à la cause ».
Goldman lui a répondu qu’il était « inconcevable qu’un bel idéal comme l’anarchisme puisse exiger le refus de la vie, de la joie ». De cette anecdote a été tirée un slogan, aujourd’hui repris à l’envi dans les cortèges : « Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution. »

Cette idée est incarnée — entre autres — par les Rosies, un collectif féministe formé au sein de l’association Attac en 2019, également présent aux rencontres des Résistantes. Ses membres, reconnaissables à leurs bleus de travail évoquant la tenue de l’icône étasunienne Rosie la riveteuse, sont connues pour enflammer les manifestations avec leurs détournements de chansons et chorégraphies entraînantes.
« On peut lutter en chantant, pas qu’en subissant, assure l’une d’entre elles, Ileana Berteau. On n’est pas obligés d’aller à l’enterrement de nos croyances. Avec les Rosies, on danse nos espoirs. »
Couplets remixés
Sous un barnum couleur sable régulièrement balayé par la pluie, l’antenne aveyronnaise du collectif tente de former une trentaine de curieux à leur méthode. L’air de « Marcia Baïla » des Rita Mitsouko, fuse d’une sono. Assis en tailleur à même la paille, des petits groupes sont chargés d’en réécrire les paroles, en y accolant des mouvements évocateurs.
Six femmes se marrent dans un coin. Sous leur plume, le premier couplet de la chanson s’est transformé en joyeuse diatribe contre le patriarcat, mimé par une potence. « On était toutes d’accord que c’était le bon geste », rit Elsa [*], 41 ans.

Autour d’elle, ça sautille, ça tape du pied, ça tourne, les bras en l’air, en dessinant les vagues dans les airs. Il flotte dans l’air un nuage d’allégresse. Peu à peu, une chorégraphie commune prend forme.
« Quand on danse, on est ensemble. C’est ça, la lutte, sourit Jo, pétillante septuagénaire aux oreilles ornées d’énormes cœurs jaune. Ça permet de lâcher toute la colère qu’on a, et de la transformer en énergie positive pour permettre la suite. »
« J’avais besoin d’activer quelque chose, de l’optimisme »
Pour certaines, les chorégraphies des Rosies ont permis d’effectuer un premier pas vers le militantisme. Nathalie, l’une des animatrices de l’atelier larzacien, raconte par exemple avoir rejoint Attac après les avoir découvertes ; d’autres, comme Manuela, expliquent y avoir puisé l’énergie pour enterrer leur désespoir. « Les premières manif’ du mouvement pour les retraites, ça ressemblait à un défilé mortuaire, ça me minait. J’avais besoin d’activer quelque chose, de l’optimisme », se souvient-elle.
Également présente à l’atelier des Rosies, Louise, 26 ans, confie avoir eu le sentiment d’y trouver une famille militante : « Je vais souvent manifester seule. En passant à côté d’elles, j’ai eu l’impression de leur appartenir. La danse, ça fédère énormément. »

La preuve : après deux heures à chanter, taper des mains et battre des pieds de manière synchronisée, des liens se tissent entre les personnes présentes à l’atelier. « J’ai passé une super après-midi avec Louise que je viens de rencontrer », rigole Elsa en lui donnant un coup d’épaule complice.
« Ce n’est pas un corps qui danse, c’est un groupe »
« Danser, ça crée des liens moins restreints que ceux du travail, observe Ileana Berteau. Tout seul, c’est très dur de lutter, en tant que femme particulièrement. Ensemble, on se sent plus fortes, plus légitimes. Ce n’est pas un corps qui danse, c’est un groupe. »
Au point qu’il semble difficile, au terme des répétitions, de séparer les danseurs. Sous le barnum, les chorégraphies s’enchaînent, faisant voleter des brins d’herbe dans l’air. Un sentiment d’euphorie s’empare des corps. La musique s’estompe à peine qu’on entend déjà crier : « Allez, on recommence ! »