Le compteur Linky bientôt partout, mais les résistances toujours vives

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Quotidien Énergie LibertésTrente millions de compteurs communicants électriques Linky ont déjà été installés en France, sur les trente-cinq millions prévus. Le déploiement, longtemps qualifié de « marche forcée » par certains citoyens, devrait arriver à son terme comme prévu à la fin de l’année 2021. Reporterre fait le bilan.
Dans la petite commune de Saint-Macaire (Gironde), des affichettes jaune vif contrastent avec le calme ambiant. Soigneusement scotchées sur les volets des maisons, ou placardées sur les portes d’entrée des habitations, elles crient leur protestation : « Macariens : vous pouvez refuser le compteur Linky ! »
Car ça y est, Linky est arrivé. Saint-Macaire faisait jusqu’ici partie des villes où le compteur d’électricité communicant, reconnaissable à sa couleur vert fluo, n’avait pas encore été installé. Mais depuis le début du mois de décembre 2020, des hommes en combinaison bleue, sous-traitants d’Enedis (la filiale d’EDF en charge de la gestion et de la distribution d’électricité en France), ont fait leur apparition, malgré le refus d’une partie des habitants.

Depuis 2015, Enedis a missionné ces « poseurs de Linky » pour remplacer les trente-cinq millions de compteurs électriques des Français, d’ici la fin 2021. Coût total de l’opération : plus de cinq milliards d’euros. L’année 2021 débute seulement et Enedis se targue déjà d’avoir quasiment atteint son objectif : trente millions de compteurs ont été installés (soit plus de 85 % du but final), affirmait la société à la mi-janvier. L’occasion de faire le point sur le déploiement de cet outil controversé.
Dès 2009, une directive européenne a recommandé la mise en place de « compteurs intelligents » pour « au moins 80 % des clients » d’ici à 2020. L’année suivante, un décret français a rendu obligatoire la mise en œuvre de ce type de compteurs par les gestionnaires de réseaux électriques, dans le but de donner aux utilisateurs l’accès à leurs données de consommation [1]. Cette disposition a ensuite été reprise dans la loi de 2015 « relative à la transition énergétique pour la croissance verte ».
Sauf que la population n’a pas été associée à cette décision. Lorsque les installateurs sont arrivés dans les premières villes en 2015, les habitants ont souvent eu l’impression d’être contraints. Coût pour les ménages, conséquences des ondes sur la santé humaine, violation de la vie privée, utilité du produit... De nombreux Français ont émis des réserves et des « collectifs anti-Linky » ont essaimé partout dans le pays, avec leur lot de conférences et de réunions publiques. Depuis six ans, le militant anti-Linky Stéphane Lhomme recense sur son site internet les communes ayant rejeté les compteurs communicants : elles sont 945 à ce jour, compte-t-il.

Certains citoyens ont refusé d’ouvrir la porte de leur domicile lorsque leur compteur était à l’intérieur, ou ont cadenassé leurs coffrets lorsqu’il était à l’extérieur. La presse locale s’est faite l’écho de tensions entre « poseurs de Linky » et habitants, certains dénonçant même un « harcèlement » de la part d’Enedis pour les forcer à accepter l’objet vert fluo. D’anciens installateurs évoquaient aussi à Reporterre en 2018 une pression de leur hiérarchie pour poser les compteurs et tenir le rythme effréné.
Des compteurs Linky qui prennent feu
Six ans et trente millions de compteurs plus tard, la révolte a perdu de son ampleur. Certains Français ont jeté l’éponge et ont ouvert leur porte à Enedis ; d’autres ont découvert, en revenant du travail ou des courses, les compteurs Linky installés dans leur immeuble. Même si quelques irréductibles résistent toujours à l’envahisseur, à l’image de Patricia Véniel, habitante de Niort (Deux-Sèvres) et militante de la première heure. Niort a été l’une des premières villes françaises où le compteur Linky a été déployé [2] — mais pas chez Patricia, ni ses amis. « Quand j’ai commencé à me battre contre Linky, je me suis dit que ça allait prendre un mois avant que ce [le boîtier Linky] soit annulé. J’avais tort ! », s’esclaffe cette porte-parole du collectif local Stop Linky. Encore aujourd’hui, elle continue de recevoir des appels d’habitants d’autres villes voulant savoir comment refuser ce compteur.
Pendant longtemps, les critiques visant Linky sont surtout restées d’ordre économique, notamment la peur de devoir souscrire à un abonnement plus onéreux pour éviter les coupures de courant. Depuis 2015, le débat s’est peu à peu déplacé sur d’autres questions. Sur la santé tout d’abord, même si les risques ne sont pas démontrés. En novembre 2020, la Cour d’appel de Bordeaux a confirmé qu’Enedis devait installer des filtres protecteurs sur les compteurs Linky de certains plaignants électrosensibles. En revanche, la Cour d’appel, ni aucun autre tribunal jusqu’ici, n’a remis en cause la pose du compteur lui-même [3].

La polémique autour des incendies dus aux compteurs Linky, elle, se poursuit. Dans l’Eure, la Drôme ou encore l’Essonne, les exemples d’incendies dans des maisons équipées de Linky se poursuivent — sans que la responsabilité du compteur n’ait été formellement établie jusqu’ici. En décembre 2020, Médiapart a révélé qu’un technicien, constatant que des compteurs Linky étaient installés sur des structures non adaptées, a alerté le parquet de Caen. Une enquête préliminaire pour « mise en danger de la vie d’autrui » a été ouverte.
« Il n’y a pas plus d’incendies d’origine électrique en France depuis l’installation des compteurs Linky, dit Laurent Méric, porte-parole d’Enedis. Aujourd’hui, 30 millions de compteurs ont été installés, soit 80 % des foyers français. Lorsqu’on regarde les statistiques, il n’y a pas d’augmentation des incendies d’origine électrique, que ce soit à l’intérieur des logements ou à l’extérieur sur le réseau de distribution géré par Enedis [4]. »
Vers une société du tout-connecté ?
De plus en plus, les derniers résistants au compteur Linky avancent aussi des arguments de respect de la vie privée. « On veut nous mettre dans une société du tout-connecté, où tout doit être relié avec tout, soupire Stéphane Lhomme. L’ancien président du directoire d’Enedis a dit en 2016 qu’Enedis était un opérateur du big data [ces données numériques massivement produites, stockées et parfois commercialisées]. Jusqu’ici, Enedis était un distributeur d’électricité et voilà que maintenant ils font du big data ! Avec Linky, ils pourront capter d’innombrables données sur nos vies qu’ils vont soit utiliser directement, soit revendre à des sociétés commerciales qui raffolent de ce genre de données sur nos modes de consommation. »

Une crainte qu’Enedis veut apaiser. « Le compteur Linky enregistre les consommations au jour le jour, en kW/h, et les restitue au client s’il le veut, gratuitement, de manière sécurisée, rappelle Laurent Méric. Le client est le propriétaire de ces données, c’est lui qui décide si elles sont détaillées et si elles sont transmises, à lui ou à autrui. »
Plus encore que la transmission de données permettant de déduire certains modes de consommation (heure de lever, de coucher, puissance utilisée, etc.), Stéphane Lhomme craint une « dictature numérique » : « Les données seront conservées longtemps [5]. Dans quelques années, la police pourrait dire “Telle année, tel jour à telle heure, vous n’étiez pas chez vous !”. Ou, grâce aux objets connectés, elle pourrait savoir que vous étiez à proximité de telle personne. C’est terrifiant ! »
La polémique a enflé lorsque, durant le premier confinement dû à la pandémie de Covid-19, Christian Estrosi a annoncé avoir « sensibilisé les autorités de l’État » pour qu’elles sollicitent Enedis et vérifient que les résidences secondaires n’étaient pas occupées. « Ça n’a pas été fait, et on nous a dit “Rassurez-vous, la loi ne le permet pas”, se souvient Stéphane Lhomme. Enedis veut mettre en place des appareils qui permettent de faire certaines choses, tout en disant “On ne fera pas ces choses”. Mais la loi ça se change, c’est juste une question de circonstances. »
« Après la pose, notre taux de satisfaction est de 92 %»
« Il faut garder raison, rétorque Laurent Méric. Il existe plusieurs garde-fous en termes de données, en particulier la Cnil [Commission nationale de l’informatique et des libertés] en France, et elle nous audite régulièrement. » En février 2020, la Cnil a constaté que les fournisseurs d’électricité EDF et Engie ne recueillaient pas des consentements suffisamment spécifiques et éclairés de leurs consommateurs, via les compteurs Linky. Elle a également signalé une durée de conservation excessive des données. La Cnil n’a toutefois pas remis en cause le compteur Linky en lui-même, ni Enedis.
Le compteur Linky continue donc sa route [6] malgré des inquiétudes que les années n’ont pas réussi à dissiper. Pourtant, Laurent Méric d’Enedis l’assure : « Dans l’immense majorité des cas, ça se passe très bien sur le terrain. On fait des enquêtes après la pose, et aujourd’hui, notre taux de satisfaction est de 92 %. »

Selon lui, les confinements et la crise sanitaire ont montré « un des intérêts forts du compteur Linky : celui de pouvoir être opéré à distance ». Enedis affirme avoir réalisé, lors du premier confinement en mars 2020, près d’un million de prestations à distance (mise en service, augmentation de puissance...). En 2020, la société a constaté un pic d’ouverture de comptes clients. Alors que seulement quatre millions de Français avaient pris le temps de se créer un compte pour observer et analyser leurs données de consommation en 2019, ils sont aujourd’hui sept millions. « C’est exponentiel, et on pense qu’on va largement doubler ce chiffre en 2021 », prévoit Laurent Méric.
De même, il estime « que d’ici la fin de l’année 2021, nous aurons atteint l’objectif qui nous avait été fixé par les pouvoirs publics ». Alors, quid des récalcitrants, comme Patricia Véniel et Stéphane Lhomme, ou les nombreux autres citoyens qu’Enedis affirme ne pas compter ? « Nous poursuivrons jusqu’en 2024 le déploiement de manière diffuse, lors d’emménagements, ou au gré des interventions techniques par exemple. »