Le drame des salariés de Triskalia intoxiqués aux pesticides

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PesticidesSix anciens salariés de Triskalia accusent le géant de l’agroalimentaire breton de les avoir exposés sciemment aux pesticides. Tous sont malades. Jeudi 22 septembre, le tribunal des affaires sociales de Saint-Brieuc rendra sa décision sur l’indemnisation de deux d’entre eux, qui réclament chacun 365.000 euros. Cette affaire révèle les coulisses de l’usage des pesticides dans l’agro-industrie.
Mise à jour le 22 septembre 2016
Le montant de l’indemnisation des deux anciens salariés de Triskalia a été révélé jeudi 22 septembre : Laurent Guillou va toucher 114 000 euros, et son ancien collègue Stéphane Rouxel 105 000 euros. Ils ne feront pas appel de la décision.
- Glomel, Plouisy (Côte-d’Armor), reportage
Dans le paysage breton, impossible d’éviter Triskalia, première coopérative agricole, issue de nombreuses fusions et rachats et devenue un géant : 18.000 agriculteurs adhérents, 4.800 salariés, et 300 sites. On retrouve le groupe sous les enseignes Point vert et Gamm vert, les marques Paysan breton, ou Mamie Nova. Triskalia est incontournable. Mais depuis quelques années, elle a aussi été impliquée dans plusieurs affaires d’intoxication de salariés. La première et la plus emblématique a éclaté à Plouisy, en 2011.
C’est dans ce bourg situé près de Guingamp que siège Nutréa, la filiale de Triskalia dédiée à l’alimentation animale. Dans ses immenses silos sont stockées une centaine de milliers de tonnes de céréales destinées à nourrir les élevages industriels de la région. À partir de 2009, les salariés de Nutréa ressentent d’étranges symptômes. « J’ai commencé à avoir mal à la tête et aux yeux. Je prenais jusqu’à 5 Nurofen 400 par jour pour conduire malgré tout. Puis j’ai eu des flashs : une coupure, un blanc, une reprise, et je ne savais pas ce qu’il s’était passé », raconte Claude Le Guyader, ancien chauffeur.
« Des charançons, des silvains, des vers de farine, ça grouillait de partout »
« Le soir, quand je prenais mon fils sur les genoux, il développait des plaques rouges sur le visage. Un jour, en rentrant du boulot, j’ai oublié mon bleu de travail chez moi, près du bassin à poissons. Le lendemain matin, les poissons étaient tous morts », se souvient de son côté Laurent Guillou, ancien manutentionnaire.
28 salariés en tout consultent la médecine du travail et quatre d’entre eux découvrent petit à petit qu’ils sont gravement contaminés par des insecticides, dont l’un, le Nuvan Total, est interdit d’usage pour sa dangerosité [1].

Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut remonter à 2008. Cette année-là, la direction décide de réduire la ventilation des silos pour faire des économies d’électricité. Bientôt, 100.000 tonnes de céréales sont infestées par des insectes : « Des charançons, des silvains, des vers de farine, ça grouillait de partout », se souvient Laurent Guillou. La direction décide alors de traiter ces céréales avec des insecticides, en surdosage et jusqu’à 30 fois les doses prescrites, dont le fameux Nuvan Total.

Non informés, les salariés travaillent sur les vastes tas de céréales imbibées de produits, sans masque ni gants. Ils enchaînent les arrêts maladie sans comprendre la cause de leurs maux, et envoient des fax d’alerte à leur direction, située à 150 km de l’usine. Pas de réaction.
Dans le film Les Sentinelles, de Pierre Pézerat, Laurent Guillou montre au réalisateur les bassins de rétention des eaux usées à l’arrière de la coopérative. « J’étais venu faire une promenade un soir avec le chien. Il est allé boire un peu d’eau dans ces lagunes. Le lendemain matin, le chenil était couvert de sang. Le chien avait fait une hémorragie. Il a eu les mêmes symptômes que nous : c’était des vomissements sanguins, des crachements sanguins, des diarrhées sanguines et des irritations des muqueuses. Mais le chien, malheureusement, lui n’a pas survécu. »
« Autour de l’usine, c’était Tchernobyl »
En 2011, les deux manutentionnaires Laurent Guillou et Stéphane Rouxel sont jugés inaptes par la médecine du travail puis licenciés par l’entreprise. Il en sera de même pour Claude Le Guyader, chauffeur, et Pascal Brigant, adjoint aux transports. Tous les quatre jugent leur licenciement abusif. Ils attendent une audience aux prud’hommes.

Les quatre salariés ont développé une maladie invalidante et rare, connue chez les vétérans du Vietnam et de la guerre du Golfe : l’hypersensibilité aux produits chimiques. Laurent ne peut pas entrer dans un supermarché à cause des détergents, ne supporte plus le parfum, ne peut plus manger que du bio. Deux des salariés sont parvenus à faire condamner la coopérative en septembre 2014 pour « faute inexcusable de l’employeur ». C’est une première pour les victimes des pesticides. Leur avocat, François Lafforgue, demande 465.000 euros pour chacun. Le tribunal rendra sa décision jeudi 22 septembre.

Mais le scandale ne s’arrête pas aux seuls cas des salariés. « Il n’y avait plus un canard, plus un moineau, plus un pigeon, plus un rat. Autour de l’usine, c’était Tchernobyl. » Pire encore, la coopérative a vendu ses céréales imbibées de pesticides aux agriculteurs pour nourrir leurs bêtes. Dans le Finistère, un porcher industriel adhérent de Triskalia témoigne : « En juin 2009, en ouvrant un sac d’aliments reçu de ma coopérative, c’est comme si quelque chose me pétait à la gueule, j’ai ressenti des brûlures au visage, au cou et aux avant-bras. Quand je me suis regardé dans la glace, c’était atroce, j’étais tout gonflé. »
Les salariés chargés de la livraison de l’aliment attestent, eux, avoir vu à l’entrée des fermes « des tas d’animaux crevés ». Thierry Thomas, éleveur de porcs, habitant à deux pas de Nutréa, confie : « Les dirigeants de la coopérative ne nous ont jamais informés de ce problème sur l’aliment. C’est inadmissible. Mes cochons ont sans aucun doute été nourris avec ces céréales, puis sont partis à l’abattoir et sur les chaînes de consommation. Je suis éleveur et je n’ai pas envie d’empoisonner qui que ce soit avec mes animaux. » De son côté, le manutentionnaire Laurent Guillou a envoyé « des dizaines de fois des feuilles de non-conformité de l’aliment » aux services achat, production et qualité. « Tout le monde savait, personne n’a bougé. »
« Tous aujourd’hui sont morts ou atteints de cancer »
Tout porte donc à croire que des pesticides interdits et en surdosage ont atterri dans nos assiettes. Et ni la direction générale de l’Alimentation ni celle de la Répression des fraudes ne semblent avoir mené d’enquête sur cette question, comme l’indiquait France Inter en 2015 [2].
Mais la réussite de l’affaire de Plouisy est due au solide réseau syndical et associatif qu’elle a engendré, constitué notamment de l’union syndicale Solidaires et du Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest. Ce réseau a permis de recenser d’autres victimes de Triskalia partout sur le territoire breton. Et en particulier sur un site vital de la coopérative, situé à Glomel, en plein cœur de la Bretagne.

Le site de Glomel (Côtes-d’Armor), près de Carhaix, est en quelque sorte la plaque tournante des produits chimiques vendus par Triskalia. « C’est par là que transitent 90 % des pesticides commercialisés par la coopérative », explique Raymond Pouliquen [3], un ancien salarié parti pour invalidité. Il s’agit d’un site de 12 ha classé Seveso seuil haut, dans lequel sont stockées environ 65.000 tonnes de produits. Raymond Pouliquen et son fils Noël ont tous deux travaillé au stockage et au transport des produits.

Raymond a 69 ans, et cela fait 20 ans qu’il se bat contre une leucémie. Noël a 49 ans, on lui a détecté un lymphome en 2015. C’est parce qu’ils n’ont plus rien à perdre qu’ils ont osé briser le silence, lors d’une conférence de presse tenue à Rennes, le 9 septembre dernier, sur les conditions de travail dantesques dans lesquelles Coopagri, devenue Triskalia en 2010, les a plongés pendant près de 20 ans chacun.
Ils décrivent le bâtiment surchargé de palettes de pesticides, et de semences enrobées. « Avec les engins, on devait slalomer entre les bidons et les sacs de pesticides, certains éventrés ou percés, qui s’écoulaient à même le sol. Les aérations, quant à elles, étaient bouchées par les palettes entreposées là. Nous n’avions ni masque ni gants. Les déchets et les pesticides invendus, interdits pour leur dangerosité, étaient jetés et brûlés sur le lopin de terre voisin. » Et Noël et Raymond de conclure : « Sur 14 salariés que nous étions dans les années 1990 au local phytosanitaires, tous aujourd’hui sont morts ou atteints de cancer. » Tout cela se passe, qui plus est, non loin de la réserve naturelle du Lan Bern, et d’une zone de captage d’eau potable.

Des agriculteurs qui pulvérisent des pesticides, des ouvriers qui en respirent, des cochons qui en mangent et des consommateurs qui mangent des cochons. L’affaire Triskalia jette une lumière crue sur les coulisses de l’usage des pesticides dans l’agriculture. Mais aussi sur les pratiques de certaines coopératives agricoles, issues de l’économie sociale et devenues des géants économiques. Pour l’historien Alain Chatriot, le fonctionnement de ces grosses coopératives agricoles, pourtant essentielles dans la production industrielle des aliments, est si peu connu et réglementé qu’elles constituent une des « zones grises » de notre époque.
- Le 2e volet de notre enquête : Scandale Triskalia : portraits de destins bouleversés