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ReportageLuttes

Le joyeux convoi des opposants aux mégabassines

Dans la joie et applaudis par les passants, les vélos et tracteurs du Convoi de l’eau progressent dans la Vienne. Ces militants opposés aux mégabassines veulent raconter une autre histoire que celle de Sainte-Soline.

Migné-Auxances et Coussay-les-Bois (Vienne), reportage

« J’ai eu envie de pleurer hier soir, en lisant tous les témoignages de militants collectés sur le camp. Je ne pensais pas que l’émotion serait si forte ! » Les langues, sur les vélos, se délient vite. Celle de Froufrou est volubile. Étudiant ingénieur agronome à Angers (Maine-et-Loire), le jeune militant est de toutes les luttes. « Ma marraine d’école était Christiane Lambert [l’ancienne présidente de la FNSEA, principal syndicat agricole]. Il fallait voir sa tête quand je lui ai ramené un caillou de Sainte-Soline ! »

Nous sommes au cœur d’un peloton bariolé qui progresse sur de petites routes départementales au nord de Poitiers, ce matin du dimanche 20 août, dans le cortège « Loutre ». L’un des quatre qui forment le Convoi de l’eau : quelque 700 vélos encadrés d’une vingtaine de tracteurs et camionnettes partis deux jours plus tôt de Lezay, près de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), et qui vise une arrivée à l’Agence de l’eau le 25 août, à Orléans, pour réclamer un moratoire sur tous les projets en cours ou à venir de mégabassines.

Les tracteurs portent les réserves d’eau pour le ravitaillement à chaque pause. © Pierre-Yves Lerayer / Reporterre

Retraités, étudiants, familles : tous, ici, roulent contre l’accaparement de l’eau par l’agro-industrie. Et beaucoup, comme Froufrou, avaient besoin d’un rassemblement festif, d’un moment de communion pour se ressourcer après l’accumulation d’actions exposées à une forte répression policière, dont l’acmé fut celle de mars à Sainte-Soline. « J’ai fini par faire un burn out militant. Le festival des Résistantes au Larzac puis ce Convoi de l’eau, ce sont mes vacances », confie ce dernier.

Itinéraire du Convoi de l’eau, du 18 au 25 août. © Louise Allain / Reporterre

Raconter une autre histoire

À l’avant du cortège, la « zbeulinette », char de fortune tiré par un tracteur, fait pulser les baffles et danser les cyclistes. « Et on est verts ! Déters ! Et révolutionnaires ! » On scande en chœur. Les corps et les voix profitent pleinement de cette catharsis. Quand on s’éloigne des enceintes, les témoignages affluent spontanément. « Je suis venue pour évacuer une boule de rage », dit Cocci, pompière à Lyon. « Tout le monde ici partage les mêmes vues politiques, mais la diversité des émotions qui s’expriment est impressionnante », résume François, conteur venu collecter ces témoignages et en déclamer une sélection chaque soir sur le camp.

La tête de cortège est guidée par une série de tracteurs aux couleurs, notamment, de la Confédération paysanne. © Pierre-Yves Lerayer / Reporterre

Sur le bord des routes, des riverains et passants s’arrêtent, applaudissent. « On est vraiment très gentils ! » lance une militante à destination du public. « On sait ! Continuez ! » répondent certains. Gérard, infirmier, cégétiste et retraité, est venu rouler avec son fils et trois petits-fils : « Tous ces gens qui nous soutiennent, qui lèvent le poing sur notre passage, ça fait un bien fou. Une vieille dame dans le cortège en a pleuré hier. C’est bon de voir que les gens ne gobent pas ce que le gouvernement dit de nous ! »

Les passants accueillent le cortège dans le sourire, les applaudissements et des encouragements nourris. © Pierre-Yves Lerayer / Reporterre

C’est l’autre préoccupation majeure des militants qui s’échangent leurs états d’âme : se réapproprier le récit, raconter une autre histoire que celle qui transparaît généralement dans les médias. « De Sainte-Soline, nous ne nous sommes pas raconté ou n’avons laissé raconter que les affrontements », déplore Les Mots levains, collectif qui distribue des carnets pour collecter et colporter une autre histoire, « donner voix et rendre compte de cette pâte commune qui s’invente et prend vie lors des actions. […] Celles d’une gamelle de soupe, d’un triton crêté ou du fruit d’une rencontre entre une mamie bénévole éplucheuse de carottes et d’un doctorant en sociologie des luttes, éplucheur de carottes tout autant ».

De longs passages dans des champs ouverts illustrent l’assèchement des terres causé en partie par l’agro-industrie. © Pierre-Yves Lerayer / Reporterre

Au sein du Convoi se trame ainsi une « trace » : une poignée d’artistes invités par le collectif à raconter les histoires intimes et politiques que les militants veulent partager. Pour briser le narratif du « journalisme de préfecture » et choisir « quelle trace nous voulons laisser dans les villes et villages que l’on traverse ». En plus du conteur, François, et des Mots levains, on trouve, entre autres, sous le barnum « Trace » du campement l’artiste Club de bridge et sa carte sensible du Convoi de l’eau. Elle mêle géographie du trajet et émotions de ses arpenteurs. Les fameux témoignages étalés sur douze mètres de tissus qui ont tiré les larmes la veille à Froufrou. Vidéos, blogs et textes de synthèse auront vocation à répandre la Trace bien au-delà du camp militant.

François est en charge d’un « journal parlé », une façon de restituer les émotions et les ressentis des personnes rencontrées dans la journée. © Pierre-Yves Lerayer / Reporterre

« Le piège policier » évité de justesse

Écrasé par un soleil déjà caniculaire ce dimanche, le Convoi s’arrête le midi sur les rives du lac de Saint-Cyr. Il s’agissait pour les militants de se baigner dans ses eaux dont l’accès est normalement payant, pour dénoncer la privatisation sous toutes ses formes de l’eau, revendiquée comme bien commun. Mais la baignade est rendue impossible par la présence dangereuse de cyanobactéries. « C’est l’amère illustration de ce qu’on dénonce ; une pollution générée par les phosphates et nitrates de l’agro-industrie et l’urgence de changer de modèle agricole », dit Julien Le Guet, porte-parole de Bassines non merci.

Julien le Guet, porte-parole de Bassines non merci, devant la ferme-usine des 1 200 taurillons. © Pierre-Yves Lerayer / Reporterre

La pause déjeuner prend alors une tournure inattendue, qui témoigne du difficile numéro d’équilibriste qu’est le contrôle du récit, y compris en interne. Quelques dizaines de militants décident soudainement de s’introduire sur le terrain de golf adjacent au lac, dont les pelouses irriguées contrastent vertement avec les herbes jaunies des rives. Quelques tags sont laissés sur le green, des mottes de pelouse sont arrachées et un tuyau d’arrosage est endommagé. En quelques minutes, plusieurs camions de CRS déferlent et bloquent l’entrée du lac, rappelant la surveillance rigoureuse dont le Convoi fait l’objet et la tension latente qui l’entoure.

S’ensuit une âpre négociation entre les collectifs du Convoi et les forces de gendarmerie, qui réclament l’interpellation des auteurs de cette action improvisée. Hors de question pour les militants, qui soulignent que cet acte revendicatif contre « une source de gaspillage d’eau pour un sport de luxe » ne « relève pas de l’organisation du convoi », mais que des interpellations pourraient faire dégénérer la situation… Après une longue heure de blocage, la gendarmerie laissera finalement repartir tout le monde sans intervenir.

Les vélos sont décorés par une multitude de fanions aux nombreux slogans. © Pierre-Yves Lerayer / Reporterre

« Le piège policier a failli se refermer sur nous ce midi », préviendra plus tard Julien Le Guet lors de l’étape de l’après-midi des militants, rassemblés devant le chantier de ferme-usine d’engraissement de taurillons, à Coussay-les-Bois (Vienne). Le consensus d’action, devant ce projet accusé de menacer la nappe phréatique comme sur l’ensemble du trajet, est de ne pas aller à l’affrontement, de jouer l’apaisement pour montrer la volonté de « renouer le dialogue » avec le pouvoir et l’Agence de l’eau.

« Mais le projet de ferme-usine avance sans vergogne, malgré tous les arguments de bon sens et parfois malgré la loi. Pour l’instant, c’est le Convoi de l’eau, mais que le gouvernement n’ait aucun doute sur notre détermination. Il va falloir renforcer la lutte, visibiliser encore davantage ces luttes locales et déployer de nouveaux modes d’action », prévient Julien Le Guet.

L’émotion des participants est explosive pour accompagner la prise de parole de l’association Résistance aux fermes-usines (Rafu), qui réclame de « faire un terrible raffut ». © Pierre-Yves Lerayer / Reporterre

La journée se terminera comme elle a commencé, dans l’émotion et la joie des cyclistes accueillis sous les acclamations chaleureuses de près d’une centaine de bénévoles locaux, ceux qui ont monté le camp du soir, à Coussay-les-Bois. C’est là l’autre trace que veut laisser ce Convoi, sous forme d’avertissement : les savoir-faire logistiques impressionnants de cette grande manifestation itinérante et l’accueil dans les camps éphémères montés par les collectifs locaux, soir après soir, soulignent la vitalité des luttes locales pour l’eau. « On ne dissout pas un soulèvement », répètent les nombreuses affichent égrainées sur le chemin. Le Convoi de l’eau en fait une nouvelle démonstration.


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