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Le lynx des Balkans, plus grand félin d’Europe, a besoin de protection

Surnommé « fantôme de la forêt », « symbole de la nature » ou encore « tigre des Balkans », le lynx de cette région d’Europe court le danger d’extinction. Il y est pourtant le témoin d’une nature magnifique mais de plus en plus mise à mal.

Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné.


Montagnes de Munella (Albanie), reportage

« Ici, avant que le jour se lève, il reste tapi dans les hautes herbes et repère sa proie parmi les groupes de chevreuils ou de chamois qui se nourrissent dans la prairie. » L’œil averti, Ilir Shyti connaît bien les reliefs des montagnes de Munella. Enfant de cette région isolée du nord-est de l’Albanie, il est fier de travailler sur l’un de ses emblèmes pourtant méconnus : le lynx des Balkans. « Nous savons qu’il habite non loin de nos maisons, c’est une grande motivation d’œuvrer à sa protection. »

De protection, ce cousin du lynx des forêts de l’est de la France en a bien besoin. Porté disparu, le lynx des Balkans a été redécouvert à l’orée des années 2000. Depuis, chaque témoignage de sa présence est guetté et accueilli avec soulagement par la communauté scientifique. Comptant à peine une quarantaine d’individus, le Lynx lynx balcanicus est l’un des mammifères les plus menacés au monde. En 2015, l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) l’a classé « en danger critique », une étape précédant la catégorie « éteinte à l’état sauvage ».

Mystérieux et indépendant, le « tigre des Balkans » aura-t-il le temps de livrer tous ses secrets ? Ce félin nocturne décrit pour la première fois en 1941, ne se sociabilise que quelques jours pour la reproduction et quitte sa mère dès l’âge de dix mois. « Comme l’ours, il se sert des chemins aménagés par l’homme pour se déplacer, cela lui demande moins d’efforts », raconte Ilir. Sur un parterre de feuilles d’automne ou une neige immaculée, le plus discret des prédateurs européens justifie son aura. Avec ses incroyables oreilles pointues, il donne l’impression d’entendre le moindre bruit et, grâce à ses yeux en amande, de tout voir.

« Dans ces montagnes, la biodiversité est très préservée, c’est pour ça que le lynx s’y trouve »

Ces belles images, on les doit à la mise en place du Balkan Lynx Recovery Program, lancé en 2006. « C’est un programme de conservation transnational, explique son responsable à l’ONG PPNEA (Protection and Preservation of Natural Environment in Albania), Bledi Hoxha. Son but est l’existence sur le long terme d’une population viable de lynx des Balkans au sein de son aire de distribution historique, en harmonie et avec le soutien des communautés locales. » Depuis son lancement, les découvertes ne cessent de s’enchaîner. « En mars 2011, nous avons apporté la première preuve de la présence du lynx des Balkans en Albanie. Et en 2015, celle d’un deuxième lieu de reproduction, dans les montagnes de Munella. »

Un lynx piégé par un appareil photo de PPNEA.

Enthousiasmée par cette dernière information, capitale pour la survie du lynx, l’association PPNEA a investi le massif de Munella et multiplié les pièges photographiques. « Dans ces montagnes, nous avons mis en évidence une forte population d’animaux, raconte Ilir. Tous les grands mammifères de l’espace méditerranéen y sont représentés, les ours, les loups, les caprins, et bien d’autres espèces. La biodiversité y est très préservée, c’est pour ça que le lynx s’y trouve. »

Un lynx piégé par un appareil photo de PPNEA.

Dans les Balkans, la géopolitique contemporaine a souvent séparé les hommes. Mais, pour les animaux sauvages, les anciens no man’s land ultramilitarisés ont servi de refuges. Le programme de conservation réunit des associations de plusieurs pays et des populations meurtries par des conflits aux accents nationalistes il y a tout juste vingt ans. Le lynx des Balkans a ainsi survécu dans les montagnes les plus difficiles d’accès, se jouant des frontières qui séparent aujourd’hui Macédoine, Kosovo, Albanie et Monténégro.

Le « fantôme de la forêt » hante l’imaginaire balkanique depuis toujours 

À quelques kilomètres à vol d’aigle des montagnes de Munella, c’est dans le parc de Mavrovo, en Macédoine, que se trouve le principal lieu de reproduction du lynx des Balkans. Grâce au programme, de précieuses informations ont été collectées. Récemment et pour la première fois depuis près de dix ans, un bébé lynx a ainsi pu être filmé par sa mère, elle-même équipée d’un collier. Ces preuves de reproduction, bien qu’extrêmement fragiles, nourrissent de grands espoirs pour un renouvellement de l’espèce.

Pâturages dans les montagnes de Munella.

Dans la région, l’imaginaire des grands mammifères s’invite au quotidien. Le lynx est l’un des emblèmes nationaux de la Macédoine et figure sur les pièces de monnaie locale. Pourtant, bien peu ont pu l’observer de près. Comme le dit un forestier albanais, « c’est le plus sauvage des animaux. Il est très intelligent et rusé : il peut éviter les humains ».

Le « fantôme de la forêt », comme on le surnomme parfois, hante l’imaginaire balkanique depuis toujours. « Nous l’appelons “symbole de la nature”, explique Bledi Hoxha, de PPNEA. Cette espèce charismatique, très rare et unique, identifie la région des Balkans. » Présent dans les chansons épiques médiévales où les héros se parent de sa fourrure tachetée tout comme dans les poèmes des écoliers d’aujourd’hui, le félin donne son nom à tel sommet slovène, tel village bulgare ou encore telle vallée serbe.

Malgré les efforts des différents acteurs dans la région, les chances de survie du plus grand félin d’Europe semblent minces. « De nombreux dangers le menacent, explique Ilir Shyti. L’extrême faiblesse de sa population, la disparition de son habitat, le braconnage… La chasse illégale a également un effet indirect catastrophique : si ses proies disparaissent, le lynx se retrouve dans l’incapacité de se nourrir. » Après les violents troubles de la fin des années 1990, des quantités d’armes se sont dispersées dans la région. Aujourd’hui, les lièvres, les chamois et les chevreuils, principales proies du lynx en font les frais.

« L’urgence d’accorder un statut de protection à cette zone » 

Près d’un sentier, Ilir se penche sur une trace d’ours laissée dans une flaque. « Le lynx, lui, ne s’approche pas aussi près de l’eau. » Derrière Ilir, le paysage majestueux des sommets de Munella est comme endeuillé, bien peu de vieux arbres sont encore debout. « Depuis de nombreuses années, dans toute l’Albanie mais surtout dans cette zone, les coupes sauvages se poursuivent, malgré l’interdiction. »

Le désastre de la déforestation dans les montagnes Munella.

« Capturé en 2009 dans les Alpes albanaises. » Dans un restaurant de bord de route du nord de l’Albanie, un lynx des Balkans végète dans le fond de sa cage, à côté de ses voisins, ours ou hiboux. Il n’a aucune chance de parcourir à nouveau les sommets des montagnes. Selon l’IUCN, certains animaux seraient encore tués puis empaillés pour servir de décoration dans les restaurants du sud de l’Europe.

Comme si tout cela ne suffisait pas, une nouvelle menace vient planer sur la survie des lynx de Munella. En cette belle journée de juin, Ilir scrute les sommets quand des bruits de moteurs se font entendre. Bientôt, plus de 150 véhicules tout-terrain déboulent sur les sentiers du massif. C’est le « rallye international Albania », synonyme de l’« ouverture » du pays à la mondialisation et une menace de plus pour le fragile équilibre local. « Le passage de cette course va provoquer de fortes perturbations pour la faune, se désole Ilir. Cela montre l’urgence d’accorder un statut de protection à cette zone, possible deuxième aire de reproduction du lynx des Balkans. »

Le rallye Albania passe par les montagnes de Munella.

L’ONG PNNEA a récemment déposé un dossier mêlant protection de la biodiversité et tourisme rural afin de protéger les montagnes de Munella. Ici, comme dans le parc national du Mavrovo, les défenseurs de la nature s’appuient sur le mode de vie traditionnel des populations pour sauver le Lynx des Balkans. Et avec lui, une partie du patrimoine naturel européen.

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