Le marché du carbone renaît de ses cendres

- © Tommy/Reporterre
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Économie Énergie Monde ClimatAprès une décennie d’échec, les quotas carbone semblent commencer à remplir leur rôle : pousser à la baisse des émissions de CO2. Le marché carbone pourrait s’élargir à de nouveaux secteurs, selon une réforme qui sera proposée le 14 juillet par la Commission européenne.
Il était temps. À seize ans révolus, le marché européen du carbone commence tout juste à fonctionner. C’est-à-dire, à donner un signal-prix qui a un sens. À 54 euros le quota — qui équivaut à une tonne d’émission de dioxyde de carbone — le marché commence à servir la cause qu’il ciblait, à savoir inciter les industriels à tout faire pour modérer leurs émissions des principaux gaz à effet de serre : le CO2, le protoxyde d’azote (N2O) et les gaz fluorés émis lors de la fabrication de l’aluminium.
Le marché des quotas d’émission [1] a été lancé par les États européens en 2005 et a connu plusieurs phases de développement. Selon la théorie économique néoclassique, attribuer des quotas échangeables aux industriels représente l’option optimale : en intégrant à leur coût de production celui de la pollution générée, les industriels sont amenés à faire des efforts pour la réduire.
Depuis 2005, les 11 000 sites industriels concernés, soit toute l’industrie lourde du continent, établissent annuellement le bilan carbone de leurs activités — les premières années sur leur bonne foi, puis par des auditeurs externes, comme Bureau Veritas. Tous les cinq ans, un volume fixe de quotas est mis en circulation au sein de l’Union européenne. Ce volume est fixé en fonction des émissions mesurées et des objectifs de leur réduction. À la fin de chaque année d’exercice, les industriels doivent « rendre » à l’État les quotas correspondant à leurs émissions. Pour se les procurer — ou pour en vendre, si leur volume d’émissions est moindre que ce qu’ils avaient annoncé —, les industriels ont recours au marché, ou aux ventes en enchères organisées par l’État, quand ils n’en reçoivent pas gratuitement.

En théorie, ce mécanisme permet de réduire les émissions à moindre coût en encourageant les acteurs à préférer les investissements vertueux à l’achat de quotas. Il avait de fait fonctionné aux États-Unis dans les années 70 pour réduire les émissions de gaz soufrés des producteurs d’électricité, qui étaient à l’origine de pluies acides. En Europe, avec le marché du carbone, rien ne s’est passé comme le prévoyait la théorie.
Les acteurs industriels ont en effet appliqué les règles du poker menteur l’année de mise en place du système, en 2005. Sachant qu’on allait leur attribuer des quotas pour un niveau d’émissions inférieures à leurs émissions réelles — puisqu’il s’agit de les réduire —, les chimistes, raffineurs et autres cimentiers ont... gonflé leur niveau de pollution. Objectif : modérer le coût qu’ils auraient à payer l’année suivante. Comme la distribution des quotas se faisait au niveau national, « les États ont pour la plupart servi généreusement leurs industriels. Beaucoup trop de quotas ont été distribués entre 2005 et 2007, et le prix a tendu vers zéro », souligne l’économiste Christian de Perthuis, dans une tribune. Polluer ne coûtait rien puisque les quotas, ou « permis de polluer », ne valaient rien.
La seconde phase de 2008 à 2012 a vu fleurir une autre astuce : le recours à des crédits d’émissions issus de pays en voie de développement. Rendu possible par le protocole de Kyoto [2], le système de crédits d’émission permet aux pays moins émetteurs de gaz à effet de serre de vendre des « droits » d’émission qu’ils n’ont pas utilisés. L’afflux de ces crédits à un prix ridicule, peu contrôlés et dont la vertu était souvent contestable a fait sombrer le marché jusqu’à six euros la tonne.
Des milliards de subventions aux énergies fossiles
Les prix du marché du carbone sont donc restés faibles, et n’incitaient pas les plus gros émetteurs à faire des efforts puisqu’ils pouvaient à moindre coût se procurer leurs quotas annuels. Néanmoins, ces prix faibles ont motivé les producteurs d’électricité à produire à partir de gaz plutôt que de charbon. Émettant 2,5 fois moins de dioxyde de carbone que le charbon, le gaz est plus rentable dès qu’un prix est fixé au CO2, aussi faible soit-il. Dans ce secteur – le seul dans ce cas —, le marché du carbone a fait bouger les lignes. Presque trop facilement : dès 2014, les émissions industrielles européennes globales avaient reculé de 35 % par rapport à 2009 [3], et cela rien qu’en passant du charbon au gaz, ce qui démontre que les objectifs européens étaient trop peu ambitieux.
Pour couronner le tout, depuis quinze ans et au nom de la défense de leur activité dans un monde concurrentiel, les industriels européens n’ont eu de cesse de réclamer des quotas gratuits auprès du « bureau » du marché du carbone de leur ministère de l’Environnement. Ils ont ainsi repoussé l’échéance à laquelle ils devront acheter aux enchères tous leurs quotas. « Le poids des lobbys étant ce qu’il est, peu d’industriels ont payé leurs quotas. Les grands secteurs émetteurs ont fait valoir le risque de fuite de carbone, et ont obtenu gain de cause », dit l’économiste Christian de Perthuis à Reporterre. Il a calculé que vingt milliards d’euros de quotas gratuits ont été alloués aux sites industriels en 2020, constituant de fait une subvention à la pollution. En 2021, la hausse des prix des quotas devrait porter ce cadeau à… trente milliards d’euros. Et sans doute plus l’année prochaine, les prix étant amenés à progresser du fait des objectifs climatiques européens en hausse.

« Les entreprises qui ont reçu des quotas gratuits n’en profitent pas pour investir et innover, et c’est là le problème », s’agace Christian de Perthuis. La vente aux enchères de quelques quotas rapporte certes de l’argent aux États — des subsides censés être réinvestis dans la transition, selon le droit européen. Sauf qu’aucun contrôle n’est effectué sur l’affectation de ces ressources.
L’objectif 2030, moteur de la hausse des prix
Aujourd’hui, cependant, le marché du carbone est à un tournant. L’UE a adopté un nouvel objectif climat pour 2030 : une diminution de 55 % de ses émissions de CO2 par rapport à 1990. « Si nous voulons atteindre nos objectifs, je crois que le prix du carbone devrait être beaucoup plus élevé qu’il ne l’est (cinquante euros par tonne) », a déclaré le vice-président à la Transition énergétique, Frans Timmermans, lors d’un débat.
Mark Lewis, ex-stratégiste climat de la BNP Paribas, joint par Reporterre, estime que « le prix du carbone est tiré par le haut par une nouvelle énergie : l’hydrogène ». En effet, pour que la fabrication d’hydrogène à partir d’énergies renouvelables devienne rentable, il faut que les énergies concurrentes et carbonées voient leur propre coût réhaussé par un prix du carbone élevé. Soit cent euros par tonne de CO2 environ, une cible qui pourrait être atteinte rapidement tant l’UE mise sur l’hydrogène. La réduction du nombre total de quotas devrait aussi contribuer à faire grimper les prix. L’exécutif européen doit présenter mi-juillet un paquet législatif de douze textes pour traduire son objectif climat en mesures politiques.
L’extension du marché du carbone aux secteurs du transport et des bâtiments
Le futur mécanisme d’ajustement aux frontières fait partie des outils qui pourraient alimenter la hausse du marché. Il imposera aux importateurs européens, et aux industries important des matériaux dont la production est fortement émettrice de gaz à effet de serre, de payer un prix du carbone, sans doute par le biais de quotas, dès 2023. Un marché secondaire du carbone est aussi en réflexion, pour étendre la contrainte carbone à la majorité des énergies fossiles consommées en Europe. Ce qui supposerait d’imposer un prix du carbone au bâtiment, au chauffage et aux transports – aux particuliers, donc, et plus seulement aux grandes entreprises. [4]

Poussée par Berlin, l’idée ne plait pas beaucoup en France. Notamment parce que le fruit de la vente de ces nouveaux quotas serait affecté au budget européen directement. Paris est également préoccupé par l’inflation des prix qui pourrait, selon l’eurodéputé Pascal Canfin, susciter une nouvelle réaction de type Gilets jaunes. Comme pour la taxe carbone, qui est aujourd’hui gelée, il est pourtant possible d’envisager des modes de compensation pour les plus bas revenus, financés par la vente de quotas. « La dimension sociale fera nécessairement partie de notre proposition globale présentée le 14 juillet », nous a-t-on confié à la Commission européenne.