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TribuneMonde

Le « modèle écolo scandinave » n’existe pas

La Suède, la Norvège, le Danemark, la Finlande et l’Islande bénéficient d’une image écolo très positive à l’étranger, notamment en France. L’autrice de cette tribune invite pourtant à ne pas idéaliser les pays nordiques, leur réalité étant bien plus ambigüe.

Lara Benattar a écrit une note approfondie sur ce thème pour La Fabrique écologique.


Le Grand Nord a souvent un air d’utopie dans les discours politiques : Emmanuel Macron affirmait en visite au Danemark en 2018 que les Danoises constituent, contrairement au « Gaulois réfractaire au changement », un peuple « luthérien » tourné vers la transformation.

En écho au concept d’orientalisme développé par Edward W. Said, le « boréalisme » fait référence à la manière dont le Nord scandinave et circumpolaire a été « fabriqué » par les discours au cours de l’Histoire. Cette région incarnerait les valeurs auxquelles les autres sociétés devraient œuvrer à donner corps. Les pays nordiques sont souvent vantés pour leur volontarisme écologique. Doit-on parler là « d’illusion boréale » ? Peut-on penser un « modèle scandinave » unique en matière d’écologie ?

Les idées reçues autour de l’écologie nordique

Martin Kylhammar montre à travers l’analyse de récits de voyage français des années 1950 que les Suédois sont vus comme « amoureux de la nature, heureux de vivre et profondément démocrates ». Sur le site de l’Office du tourisme norvégien, « le respect de l’environnement, des animaux et des habitants » est présenté comme indispensable pour visiter la Norvège ; le « droit d’accès à la nature », « allemannsretten », étant inscrit dans la loi. Le concept scandinave de « friluftsliv », que l’on peut traduire comme « vie à l’air libre » — faisant par exemple référence au fait d’intégrer un footing en forêt à sa pause déjeuner — est pensé comme une manière d’atteindre un équilibre entre vie professionnelle et vie privée. L’idée qu’il y aurait un modèle scandinave unique et écologique se retrouve dans le style d’architecture et de décoration scandinave, vu comme le reflet de sociétés « inclusives et égalitaires, libérales et tolérantes ».

La Suède, la Norvège, le Danemark, la Finlande et l’Islande sont classés parmi les pays où il fait le mieux vivre, selon leur indice de développement humain (IDH) ajusté selon les inégalités et l’indicateur du vivre mieux de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Le sentiment d’appartenance et le degré de participation citoyenne y sont élevés et l’indice d’inégalité de genre y est faible.

Nuancer le tableau

Idéaliser ne nous incite pas à repenser nos habitudes et suivre ce modèle ne signifie pas nécessairement réduire sa consommation. L’essor de la vente d’objets de décoration d’inspiration scandinave et de l’activité physique en extérieur en témoigne. L’accès à cette « simplicité scandinave » peut être coûteux et endommager la biodiversité. Si le « friluftsliv » ne s’accompagne pas d’une remise en question de l’organisation capitaliste du travail, ce mode de vie reste un moyen d’augmenter la productivité. Plusieurs géants de la tech comme Apple ou Google s’inspirent du modèle nordique mais « booster » la productivité des salariées est contraire à des objectifs de sobriété énergétique. Par ailleurs, concevoir la faune et la flore comme des ressources que l’on est en droit d’utiliser pour en tirer de la valeur constitue un mode d’appréhension situé culturellement — imposé par les Européens à travers la colonisation — qui est en cause dans la destruction du vivant.

Les pays nordiques sont toujours classés parmi les pays les moins inégalitaires. Cependant, les disparités économiques et les inégalités de revenu y progressent rapidement depuis les années 1980. La pauvreté est en progression et l’accès à des conditions de vie décentes devient difficile pour de nombreuses catégories de la population.

Élever les citoyennes nordiques au rang de modèles revient à passer sous silence la vivacité des conflits idéologiques qui animent ces sociétés et notamment la montée de l’extrême droite. Les Démocrates de Suède, le Parti du progrès en Norvège et le Parti des Finlandais « de base » constituent chacun la troisième formation politique de leur pays. Ces partis se positionnent en faveur des subventions aux énergies fossiles, de la réduction de l’interventionnisme de l’État et de la lutte contre l’immigration.

L’exemple norvégien

Selon les médias, la transition écologique occupe une place centrale pour les gouvernements nordiques. Les filières hydroélectrique et éolienne ainsi que le secteur de la biomasse participent d’une transition énergétique ambitieuse et la part de la consommation finale d’énergie provenant de sources vertes y est supérieure à la moyenne européenne, avoisinant 25 % en Finlande et 35 % en Suède et culminant à 48 % en Norvège et au Danemark et à 84 % en Islande.

Les autorités norvégiennes entretiennent l’illusion boréale. La volonté affichée est d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2030. Ola Eslvestuen, ancien ministre du Climat et de l’Environnement, affirmait en 2019 que « la Norvège avait de quoi être fière ». Les médias parlent de « dissonance cognitive » et de « schizophrénie ». La Norvège est le plus gros producteur d’hydrocarbures d’Europe de l’Ouest : « Le secteur [pétrolier] emploie 6 % de la population active, et représente presque la moitié des exportations. » Le décalage entre discours et réalité est illustré par l’affirmation d’Ola Elvestuen : « Nous sommes responsables du CO2 que nous émettons, pas de celui généré par nos exportations. » Le pays se classe parmi les pays les plus verts lorsque l’on s’intéresse à son empreinte environnementale à l’intérieur de ses frontières. Il plonge parmi les pays les plus polluants lorsque la pollution exportée est prise en compte.

Le récit fantasmé du mode de vie nordique masque une réalité plus ambigüe. Les références aux pratiques des pays scandinaves sont toujours assez vagues alors que ces pays ne suivent pas les mêmes politiques écologiques. Dans une perspective de transition écologique nationale, il est compliqué de se fixer une trajectoire en tant que société lorsque l’on prend pour modèle un monde dont on ne saisit pas la complexité. Il devient alors urgent de nuancer nos visions de l’écologie nordique pour éviter l’écueil du boréalisme.

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