Les Pokémon nous rapprochent-ils de la nature ?

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Les chasseurs de Pokémon sont partout, cet été, et cette douce folie a saisi une partie de l’équipe de Reporterre. Qui s’est interrogée : le jeu Pokémon Go permet-il de nous intéresser à notre environnement, ou nous en détourne-t-il ? Des philosophes et des naturalistes répondent.
Ah, qu’il est drôle ce petit jeu qui s’est saisi de nos smartphones en à peine quelques jours ! Pokémon Go consiste à se promener, téléphone à la main, un peu partout. L’écran affiche exactement ce qui se trouve en face de vous, reproduit le plan du secteur, mais y superpose le monde des Pokémon, et vous indique où trouver, et surtout capturer, ces petites bêtes. Le but est d’en posséder le plus possible, puis de les élever, pour les faire monter en grade et ainsi gagner des combats contre d’autres éleveurs de Pokémon. Les rues et les parcs urbains se sont remplis de joueurs, qui, le nez sur leur téléphone, partent à la chasse. Faut-il se réjouir que tant de gens sortent de chez eux à la recherche d’animaux, même imaginaires ? Reporterre est parti à la chasse… aux philosophes et aux naturalistes pour discuter de ce phénomène.
Quel rapport à la nature et à l’environnement ce jeu véhicule-t-il ?
Guillaume Bagnolini l’avoue, il est de la génération des jeux Pokémon sur consoles, et y a pas mal joué. Ce qui permet aujourd’hui à ce naturaliste et doctorant en philosophie des sciences de bien connaître l’univers du jeu :
Le point positif, c’est que les dresseurs de Pokémon vont dans la nature pour y rechercher des espèces d’animaux et de plantes. Mais le côté négatif, c’est qu’en définitive, on va quand même essayer de les rendre de plus en plus forts pour les faire s’affronter. C’est une relation très particulière avec des animaux : on les met dans des petites boîtes, on ne les voit ni manger ni dormir, et on ne les sort que quand on va faire des combats avec d’autres dresseurs. C’est une vision de la nature très utilitariste ! Et une vision très édulcorée, car dans les combats, on ne voit jamais de sang, et simplifiée, car, mis à part pendant les combats, les Pokémon ont très peu d’interactions entre eux. »
« Après, un point positif, c’est que l’on trouve des Pokémon en ville, donc cela montre que la nature est partout », estime-t-il… Mais la consultation des forums et blogs laisse penser qu’à l’inverse, on trouve peu de Pokémon à la campagne. Logique, quand on pense que le modèle économique du jeu est notamment lié à la fréquentation qu’il peut susciter dans certains lieux : bientôt, marques et boutiques pourront faire venir les visiteurs en achetant le droit de faire identifier leur lieu par un « pokéstop » — un point de repère où les dresseurs peuvent trouver des objets utiles à leur quête. La répartition des Pokémon semble surtout liée à l’organisation économique du territoire...

Jouer à Pokémon Go, est-ce sortir ou s’enfermer ?
Ils sont parmi les arguments les plus largement diffusés en faveur de Pokémon Go : le jeu fait sortir ses joueurs de chez eux et les incite à se rencontrer pour partir ensemble à la chasse.
Yves Citton, professeur de littérature et auteur d’un ouvrage intitulé Pour une écologie de l’attention, reconnaît cet intérêt là au jeu :
L’écologie, c’est être sensible à son environnement immédiat. Et ce jeu permet cela : le soir, là où j’habite, à Gif-sur-Yvette, les jeunes se retrouvent sur la place centrale pour jouer, ils discutent, ils y cherchent des Pokémon. Ils se sensibilisent à un environnement social et spatial, c’est mieux que la télé ! »
Francis Métivier, professeur de philosophie s’intéressant en particulier à la culture populaire, est lui beaucoup plus réservé. Il relève des exemples de personnes tombées d’une falaise ou ayant provoqué un accident de voiture alors qu’ils jouaient au jeu :
Ces exemples montrent que quand on est dans le jeu, on peut accorder plus d’importance au virtuel qu’au réel, qu’il y a même confusion. On ne fait plus attention aux autres êtres vivants, à la réalité urbaine ou naturelle qui nous entoure. En fait, on réduit la réalité au jeu. »
Même avertissement pour la philosophe de l’environnement Catherine Larrère :
Ce jeu fait apparaître à quel point nous sommes enfermés dans nos conceptions, nos représentations du monde. Nous y plaquons des schémas préétablis. Nous ne sommes plus dans une attitude d’ouverture sur l’extérieur et la nature, dans une capacité d’accueil du différent. Et donc, c’est parce que nous ne sommes plus sensibles à notre environnement que nous le détruisons. »
Et Guillaume Bagnolini enfonce le clou. Cet habitué des sorties naturalistes ne voit pas dans la chasse aux Pokémon un moyen de nous conduire à une réelle observation de la nature :
On voit les Pokémon mais on ne les observe pas, on les attrape, et c’est très facile. On est dans l’immédiateté. Alors qu’observer demande une certaine expérience et du temps. Il faut se poser, voir, sentir, écouter. Et puis, quand on voit une espèce, on ne va pas forcément lancer un filet pour la capturer ! »
Yves Citton reconnaît d’ailleurs que l’attention mobilisée lorsque l’on joue à Pokémon Go n’est pas la plus qualitative. Il reprend les définitions de deux types d’attention développées par le philosophe Jean-Marie Shaeffer :
L’attention standard permet de reconnaître les choses à partir de catégories que l’on a déjà en tête. C’est celle que mobilise Pokémon Go. Alors que l’attention esthétique est celle qui permet de voir autre chose que ce que l’on connaît déjà. De développer notre sensibilité pour voir des choses nouvelles, créer d’autres catégories. »

« Observez les tous ! » plutôt que « Attrapez les tous ! »
Reste que les naturalistes ne rejettent pas pour autant le numérique. Laurent Poncet, du Muséum national d’histoire naturelle, a lancé il y a deux mois une application, INPN Espèces, aidant ses utilisateurs à identifier les plantes et animaux autour d’eux :
Pour pousser les gens à observer, les sensibiliser, il faut leur parler de la vraie nature. Le monde numérique peut être un vecteur, il permet de mettre à disposition des gens des millions de données de façon claire, de toucher de nouveaux publics. Mais il faut toujours qu’ensuite les gens posent leur téléphone et reviennent au terrain. »
Au-delà, « il faut qu’à un moment les gens puissent trouver des plaisirs ailleurs que dans la technologie, s’intéressent à des gens qui ne jouent pas à leur jeu », ajoute Francis Métivier.
Quant à Yves Citton, il nous incite à ne pas juger ce phénomène trop hâtivement :
Au début du XIXe siècle, le kaléidoscope, ce petit tube de miroirs, a fasciné à un moment et je me rappelle une gravure d’un piéton, le nez sur leur kaléidoscope, renversé par une calèche. Donc cela fait 200 ans que l’on s’inquiète des machines qui nous distraient de la réalité. Donc ce n’est pas tant la technologie elle-même que ce qu’elle incite à développer qu’il faut interroger. Quels sont les mécanismes financiers derrière Pokémon Go ? Quels sont les plaisirs qu’il procure ? Qu’est-ce qui subvertit cette machine à capter de l’attention ? De quoi parlent les jeunes quand ils se retrouvent pour jouer à ce jeu ? À quel point sont-ils dans la compétition ? Si ça capte du désir, comment ça le capte, pourquoi ? Bref, en quoi on existe en jouant à Pokémon Go... »
La réflexion est lancée.
