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Les décharges : un marché juteux et fort polluant

Que faire des déchets ? Ils finissent en grande partie enfouis (et donc non valorisés) dans des décharges. Celles-ci débordent, prennent feu, polluent, sentent mauvais... Bref, sont fort mal gérées. [ENQUÊTE 1/4]

Vous lisez la première partie de l’enquête : Brûlés, enfouis, recyclés... Que faire des déchets ? La deuxième partie est ici.


Marseille, correspondance

Décembre 2021, Saint-Chamas, au bord de l’étang de Berre, au nord de Marseille. Un hangar métallique gigantesque vomissait des déchets en fusion dans une odeur épouvantable. Des fumées toxiques saturaient l’air des environs. Les taux de particules fines mesurés étaient « équivalents à ceux de Pékin », dit Dominique Robin, directeur général d’AtmoSud, l’organisme de contrôle de qualité de l’air dans la région. Pendant près d’un mois, l’incendie a ravagé cet entrepôt rempli jusqu’au toit de déchets industriels banals, des DIB dans le jargon administratif : des emballages carton, du plastique, de la ferraille dont des entreprises cherchent à se débarrasser, moyennant finance. Recyclage Concept 13, la société à qui appartient le hangar, détenait une autorisation d’en stocker 1 000 mètres cubes. Sur place, les pompiers en ont découvert trente fois plus…

Saint-Chamas n’est pas le premier entrepôt de ce type à prendre subitement feu. Dans la nuit du 13 au 14 août 2020 à Milhaud (Gard), un incendie s’est déclaré dans un hangar géré par la société Benne 30. Le 10 décembre 2020, c’était au tour d’un entrepôt rempli de déchets situé à Meyrargues (Bouches-du-Rhône) d’être ravagé par les flammes. Le 14 juin 2021, l’entrepôt de Milhaud, encore lui, était déjà en feu. Décidément...

Ce que révèlent ces incendies successifs est que la gestion des déchets a une fâcheuse tendance à dériver vers des pratiques à la limite de la légalité. La nature même des déchets (peu ragoûtants), et la nécessité absolue pour les industriels comme pour les autorités de s’en débarrasser, favorisent un business lucratif et peu surveillé. Qui attire la convoitise d’entreprises, légales ou criminelles, à la recherche de profits.

À Saint-Chamas, dans le sud de la France, un incendie sur un site de stockage et de tri de déchets industriels a libéré une pollution massive. L’exploitant entreposait près de trente fois plus de déchets qu’autorisé. © SDIS 13

Début mai 2022, après une enquête de l’Oclaesp (Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique), dépendant de la gendarmerie nationale, cinq personnes ont été arrêtées et mises en examen, entre autres, pour « gestion, transport, exportation et abandon irréguliers de déchets en bande organisée, escroquerie en bande organisée et infractions à la réglementation sur les ICPE [1] ». Parmi elles, Richard Perez, un Nîmois de 58 ans, surnommé « le roi des poubelles » dans la presse locale. Il aurait livré plus de 6 000 tonnes de déchets à Saint-Chamas, que l’exploitant se serait contenté de stocker au lieu de les trier et de les recycler. D’après Dominique Laurens, procureure de la République de Marseille, ce trafic organisé aurait été extrêmement lucratif pour ces exploitants et aurait permis l’export illégal de 26 000 tonnes de déchets entre octobre 2020 et février 2021 vers l’Espagne. L’instruction est toujours en cours.

La décharge : méthode préférée des Français

Il faut dire que le gâteau est imposant. En 2018, 63 millions de tonnes de déchets industriels ont été produites en France d’après l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Si l’on ajoute les déchets que nous jetons dans nos poubelles grises, les chiffres s’affolent. Nous avons produit, en 2018 toujours, 39 millions de tonnes de déchets ménagers et assimilés (ménages, déchèteries, commerçants), aussi appelés ordures ménagères résiduelles (OMR). En moyenne, un Européen produit 505 kilogrammes d’ordures ménagères par an d’après l’institut Eurostat. Avec 525 kg/habitant/an, la France se situe au-dessus de cette moyenne.

Où sont envoyés ces déchets ? La plus grande partie finit sa course dans des décharges. En 2018, 15 millions de tonnes y ont été placées (30 %), selon les chiffres de l’Ademe. 13 millions de tonnes ont fini dans des incinérateurs (26 %), 12 millions en centres de tri (24 %), 9 millions en centres de compostage (18 %) et 1 million en centres de méthanisation (2 %).

Revenons aux décharges. En langage administratif, on parle d’installations de stockage de déchets non dangereux (ISDND). Longtemps, elles ont constitué la méthode reine pour nous débarrasser de nos déchets. Conscient des limites de l’enfouissement, l’État a peu à peu limité l’envoi de déchets en décharge. Entre 2000 et 2018, leur quantité a diminué d’un tiers, d’après l’Ademe. En 2004, on recensait 322 ISDND sur tout le territoire. Aujourd’hui, 220 centres sont encore en activité. La loi de transition énergétique pour la croissance verte votée en 2015 a confirmé cette volonté de réduction du nombre de déchets en décharges en visant une diminution du tonnage des déchets à traiter dans ces ISDND de -50 % en 2025 par rapport à 2010. (Résultat : depuis deux ans, les factures des collectivités pour envoyer leurs déchets en décharges augmentent fortement.)

Ce qui n’empêche pas quelques entourloupes. Lors d’un discours prononcé à Marseille le 16 avril dernier, en plein entre-deux tours de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron a bien promis de « mettre fin à cinquante grandes décharges à ciel ouvert qui aujourd’hui polluent nos territoires, nos rivières et nos mers » dans un délai de trois ans. En réalité, ces fermetures étaient déjà prévues. Il s’agit d’anciens sites de dépôts d’ordures situés en zone littorale, que la montée des eaux menace, a révélé Le Canard enchaîné.

Polluantes mais peu chères

Quelles sont les limites de l’enfouissement ? Les décharges ont vocation à accueillir uniquement des déchets dits « ultimes », autrement dit : des déchets non recyclables et non valorisables (c’est-à-dire brûlables pour faire de l’énergie). La putréfaction des déchets produit des gaz polluants. Si certaines décharges valorisent ces déchets via un procédé de méthanisation ou de production de « biogaz », la plupart se contentent d’enfouir simplement ces déchets, sans aucune valorisation énergétique. « Le méthane [un gaz particulièrement polluant] émis par l’ensemble de ces décharges représente à lui seul 20 % de nos émissions totales de méthane », assure Moïra Tourneur, responsable plaidoyer chez Zero Waste France.

En 2018, 15 millions de tonnes ont été envoyés (30 % des déchets totaux) dans des décharges en France.

Artificialisation des sols, déchets enfouis au lieu d’être recyclés, émissions de méthane, riverains excédés par les odeurs : l’enfouissement des déchets permet certes de les rendre invisibles, mais il a un coût. Et pourtant, la mise en décharge reste encore massivement utilisée en France. La raison ? Des prix très attractifs. « En 2012, le prix moyen du stockage des déchets non dangereux pour les collectivités était en moyenne de 79 euros par tonne stockée, ce qui reste inférieur aux filières de valorisation, bien que l’écart se resserre », selon l’Ademe. Le prix moyen pour l’incinération de déchets se situe, lui, autour de 120 euros la tonne, d’après Zero Waste France.

Décharges débordées, riverains excédés

Pour prendre conscience des effets de la mise en décharge des déchets, dirigeons-nous sur les hauteurs de la commune des Pennes-Mirabeau, au nord de Marseille. Nous sommes à l’Écopôle du Jas-de-Rhodes, géré par le groupe Suez. Un nom vertueux à la finalité plus terre à terre : il s’agit d’une des 220 décharges encore actives dans le pays. Le site accueille une grande partie des déchets de Marseille et de sa métropole ainsi que ceux du bassin d’Istres. Ici, jusqu’à 175 000 tonnes de déchets sont enfouies chaque année. Conformément au nouveau plan déchets régional, d’ici à 2025, le site doit diminuer sa capacité de stockage à 100 000 tonnes. « Ce que vous voyez là, c’est une nouvelle colline : une colline de déchets », décrit à Reporterre Laurent Clément, habitant depuis quatorze ans dans un lotissement situé à quelques dizaines de mètres de la décharge.

À l’été 2020, en plein confinement, les odeurs dégagées par l’Écopôle sont devenues insupportables. Laurent Clément et des dizaines d’habitants des alentours ont décidé de bloquer l’entrée du centre en guise de protestation. « C’est comme si vous aviez des poubelles entassées chez vous en permanence. Avant c’était très occasionnel, maintenant ça arrive quasiment chaque semaine. Vous ne pouvez pas ouvrir les fenêtres ou recevoir des amis », s’exaspère Didier Specioso, habitant d’un autre lotissement des alentours.

Excédés par les odeurs, les riverains ont filmé les camions de déchets entrant sur le site. Ici, seuls les déchets dits « ultimes » sont censés être accueillis. Par « ultimes », on entend des déchets qui ne sont plus recyclables ni valorisables (c’est-à-dire brûlables pour produire de l’énergie, ou compostables par exemple). La petite enquête des riverains a révélé une tout autre réalité. « Il y avait des pare-chocs de voiture, des matelas, des planches à voile et même des bouteilles de gaz », rapporte Laurent Clément. Autant de déchets censés pourtant être recyclés.

Non seulement la décharge enfouit des déchets illégaux mais elle a surtout la panse bien pleine. Et cela ne date pas d’hier. En 2014 déjà, dans une enquête publique menée dans le cadre d’une demande de prolongation d’activité, le commissaire-enquêteur rendait une décision défavorable. « Au rythme actuel de remplissage, le site sera plein fin 2019 », peut-on lire dans un rapport d’inspection de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) daté du 19 juin 2018. La plupart des habitants y ont vu l’espoir d’une fermeture du site.

C’était sans compter sur la préfecture qui a décidé de donner son accord à une prolongation de la période d’exploitation jusqu’en 2035 et à un élargissement du site. À l’image des autres décharges du pays : faute d’alternative pour se débarrasser de nos déchets à des tarifs attractifs, l’État donne carte blanche à Suez pour continuer l’enfouissement de nos déchets.

Pour cela, la préfecture a autorisé l’exploitant à procéder à des « tirs de mines » : un dynamitage en bonne et due forme afin de faire sauter une partie de la colline rocailleuse et d’étendre le site. « Il n’y a plus de place ? On en fait. C’est ça la règle », se désole Laurent Clément. Et de préciser : « On a reçu la visite d’un huissier qui inspecte toutes les fissures chez nous, afin de voir si elles vont s’aggraver après les explosions. » Du côté de Suez, joint par Reporterre, on minimise les conséquences du chantier : « Les travaux concernent une surface de stockage de 1,55 hectare soit 2,8 % de la surface actuelle de l’ensemble du site. Ce qui représente un impact faible en termes de travaux en comparaison avec la création et la construction d’un nouveau site de traitement et de stockage. » Les dynamitages sont prévus dès septembre 2022 et jusqu’à février 2023 au rythme d’un tir de mine chaque jour à 11 heures du matin pendant six mois.


En Corse l’impossible traitement des déchets

Un autre cas emblématique permet de mesurer les limites de l’enfouissement de nos déchets : la Corse. L’île était naguère dotée de trois sites d’enfouissement. Après la fermeture de la décharge de Vico (Corse-du-Sud) fin 2016, seuls deux centres peuvent encore accueillir les déchets produits sur l’île : Prunelli di Fiumorbu (Haute-Corse) et Viggianello (Corse-du-Sud). Plus pour longtemps. Les deux sites sont complètement saturés. Chaque année, l’île doit enfouir 160 000 tonnes, conséquences directes de l’explosion du nombre de déchets durant la saison touristique. Avec une capacité d’enfouissement de 45 000 tonnes à Viggianello et 43 000 tonnes à Prunelli, le compte n’y est pas. Il faut faire de la place.

En novembre 2019, après une énième extension de la décharge de Viggianello, un groupe de riverains et de militants réuni sous le collectif Valincu Lindu a choisi de dire non à cet agrandissement et a bloqué le site. Un ras-le-bol accentué par le sentiment que les communes rurales accueillent les déchets des grandes villes corses et en subissent les nuisances. Une nouvelle décharge doit voir le jour à Giuncaggio, près de Corte, malgré les risques d’atteintes à l’environnement dans un site naturel menacé.

À la rentrée 2020, la situation est devenue critique : des milliers de déchets jonchaient les rues des villes corses. Le Syvadec (Syndicat public de valorisation des déchets corses) a alors recouru à un marché « d’urgence impérieuse », sans procédure d’appel d’offres, afin d’exporter les déchets corses vers le continent. Plus de 21 000 tonnes de déchets en putréfaction, compactés dans des « balles » de plastiques bleus, ont été envoyées par bateau en quelques semaines durant le mois d’avril 2020 vers les incinérateurs de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), de Nice (Alpes-Maritimes) et de Bollène (Vaucluse). Au grand dam des riverains. « On était alors en pleine crise sanitaire, l’incinérateur fonctionnait en sous-régime. Or les fours nécessitent un certain rendement, l’exploitant était preneur de déchets pour éviter d’éteindre les machines », s’agace Didier Chouvy, président du Comité de riverains de la colline de l’Abadie située à deux pas de l’incinérateur. Selon lui, « l’incinérateur de Nice n’a pas vocation à recevoir des déchets d’autres territoires ».

« Nous n’avons rien résolu, on va encore vivre une crise des déchets en Corse », soupire Marie-Dominique Loÿe, de l’association Tavignanu Vivu, mobilisée contre la création de la nouvelle décharge à Giuncaggio.

Manifestation à Bastia contre le projet d’enfouissement de déchets à Giuncaggio, le 25 juillet 2021. © Audrey Chauvet/Reporterre

Une situation inextricable qui semble bénéficier à quelques-uns. « Ce n’est pas une crise, c’est un système. La gestion des déchets est devenue une industrie très rentable, convoitée par des groupes industriels. La porosité entre les milieux politiques et des entrepreneurs avides nous ont menés à cette situation », dénonce Jean-Jérôme Mondoloni, membre de la direction collégiale du collectif antimafia Massimu Susini, du nom d’un militant nationaliste de 36 ans, originaire de Cargèse, assassiné en décembre 2019. « Il y a un mouvement de rapprochement très puissant entre quelques entreprises corses et les grands groupes français tels que Suez ou Veolia. Main dans la main, ils se battent pour aboutir à la création d’incinérateurs. On crée des besoins industriels au lieu de répondre à un besoin sanitaire et environnemental », dit Gilles Van Der Noodt, rédacteur d’un plan déchets, présenté en 2016 à la collectivité de Corse.


De l’enfouissement à l’incinération, des décharges sauvages au recyclage, Reporterre explore les impasses et les dérives du traitement de nos déchets dans une enquête en quatre volets. Tout brûler pour ne rien voir ? C’est le prochain épisode de notre enquête. Abonnez-vous à notre infolettre pour ne pas le rater.

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