Les déchets faiblement radioactifs s’accumulent sans bonne solution

Dans une alvéole du Cires, dans l'Aube, où des déchets hors normes sont stockés. - © Anne Speltz/Reporterre
Dans une alvéole du Cires, dans l'Aube, où des déchets hors normes sont stockés. - © Anne Speltz/Reporterre
Durée de lecture : 12 minutes
Déchets nucléaires NucléaireDans l’Aube, le Cires, seul centre français de stockage destiné aux déchets très faiblement radioactifs, arrivera à saturation entre 2025 et 2030. Pour pallier cette situation, un projet de nouveau centre est à l’étude à quelques kilomètres de là. Mais il est contesté.
[1/2 Déchets faiblement radioactifs : qu’en faire ?] Pour anticiper la saturation du Cires, seul centre français de stockage destiné aux déchets de très faible activité (TFA) radioactive, des perspectives se dessinent : créer un nouveau centre de stockage, ou valoriser les métaux TFA.
Morvilliers et La Chaise (Aube), reportage
Sous la vaste arche blanche, plusieurs big bags et quelques caisses noires sont déposés à même le sable ocre, sur une surface de 176 mètres de long sur 26 mètres de large. Le hangar modulaire baptisé Prémorail — 10 mètres de large, 15 mètres de haut — est fermé à clé, mais on peut y entrer sans protection vestimentaire particulière, sinon un gilet orange fluo à bandes réfléchissantes et un casque de chantier. Pourtant, les déchets qu’il abrite ne sont pas aussi inoffensifs qu’ils en ont l’air : ils sont radioactifs.
Nous sommes au Centre industriel de regroupement, d’entreposage et de stockage (Cires), installé sur 46 hectares à cheval sur les communes de Morvilliers et de La Chaise, dans l’Aube. Cette installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE), gérée par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), stocke depuis 2003 les déchets de très faible activité (TFA) radioactive.
Pour l’essentiel, il s’agit de gravats, de terre et de ferraille très faiblement contaminés, provenant des opérations de maintenance et de démantèlement des installations nucléaires. Ces rebuts représentent 31,3 % du volume total des déchets radioactifs français mais seulement 0,0001 % de leur radioactivité globale [1]. Leur activité radioactive [2] doit être inférieure à 100 becquerels par gramme et elle peut aussi être nulle : en France, où s’applique le principe du zonage, tous les déchets provenant de zones nucléaires sont gérés comme des déchets radioactifs, quelle que soit leur activité réelle. Fin 2019, 570 000 m3 de ces déchets avaient été produits, parmi lesquels 396 000 m3 étaient déjà stockés au Cires — dont la capacité maximale autorisée s’élève à 650 000 m3.

Sous surveillance pendant trente ans
Patrice Torres, directeur des opérations industrielles de l’Andra, mène la visite. À quelque distance du Prémorail, plusieurs buttes couvertes de bâches gris foncé lestées, équipées d’escaliers métalliques blancs, attendent d’être définitivement refermées. « On a creusé à une dizaine de mètres de profondeur dans l’argile, on a équipé l’alvéole d’une géomembrane étanche et on l’a remplie de déchets. Deux tiers des rebuts sont stockés en dessous du niveau zéro, un tiers au-dessus, décrit M. Torres. Quand plusieurs alvéoles auront été exploitées, on construira les couvertures définitives avec l’argile récupérée lors du creusement. » Ces couvertures confèrent aux alvéoles l’aspect de buttes enherbées, parcourues de pistes de gravier blanc qui permettent d’accéder à des têtes de puits métalliques. « Elles nous permettent de contrôler l’ouvrage et d’éventuellement pomper s’il y a de l’eau à l’intérieur. » Un travail de surveillance qui se poursuivra au moins trente ans.

Plusieurs installations complètent le site. Une alvéole spécialement dédiée aux déchets imposants à été mise en service fin 2017. « C’est la seule alvéole équipée d’un pont de manutention, dit le directeur. À vos pieds, vous avez quelques exemples de colis hors normes : châteaux de transport de combustible, cuve d’effluents… L’idée était d’éviter que des opérateurs ne prennent de la dose [3] en les découpant. » Un bâtiment logistique reçoit les conteneurs de déchets, un autre est dédié au tri, un troisième sert à l’entreposage des déchets qui n’ont pas encore d’exutoire et un dernier, équipé d’un silo et d’une cheminée, abrite une presse utilisée pour les déchets métalliques, une autre réservée aux déchets plastiques et un dispositif de solidification des boues et déchets liquides.

L’ensemble permet de gérer les déchets TFA pour un coût limité : 500 euros le mètre cube, à comparer aux 300 euros par mètre cube des centres de stockage de déchets dangereux conventionnels. « Avant l’ouverture du Cires, ces déchets restaient dans les installations ou étaient envoyés au Centre de stockage de l’Aube [CSA], implanté sur les communes de Soulaines-Dhuys, Ville-aux-Bois et Épothémont, dédié au stockage des déchets de faible et moyenne activité à vie courte [4]. Mais le coût de prise en charge au CSA est de 5 000 à 7 000 euros le mètre cube ! Cela ne présentait aucun intérêt pour les TFA, qui sont nettement moins dangereux et pour lesquels on peut atteindre le même niveau de protection pour dix fois moins cher », dit M. Torres.

« À ce rythme, le stockage sera plein dans une dizaine d’années »
Mais cette mécanique bien huilée va bientôt s’enrayer. Car le volume des déchets TFA devrait atteindre 2,1 à 2,3 millions de mètres cubes une fois toutes les installations existantes démantelées [5]. Un inventaire qui pourrait être sous-évalué : « Cela va dépendre des niveaux d’assainissement exigés par l’Autorité de sûreté nucléaire [ASN]. S’il faut laisser 0 becquerel dans le sol, parce qu’on veut nettoyer le site de toute activité industrielle pour y construire une crèche par exemple, cela va peut-être engendrer des volumes de terre beaucoup plus importants », prédit M. Torres. Pour rappel, la capacité autorisée du Cires est de 650 000 m3. Fin 2019, le centre était déjà rempli à 61 %. « On reçoit 25 000 m3 de déchets par an. À ce rythme, le stockage sera plein dans une dizaine d’années. » Le Dossier du maître d’ouvrage du débat public pour le Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) parle d’une saturation entre 2025 et 2030. [6]

L’Andra a déjà entrepris de pousser les murs. « Les six premières alvéoles avaient une capacité de 10 000 m3 et étaient séparées par une route, dit M. Torres. On a ensuite construit des alvéoles doubles en supprimant la route et en récupérant cet espace pour le stockage. Puis on a raidi les pentes des alvéoles et surcreusé leur fond de 1 mètre supplémentaire. » Bilan, deux des trois tranches prévues seront suffisantes pour stocker les 650 000 m3 autorisés et la capacité totale du centre pourrait finalement s’établir à 950 000 m3. « Cela nous permettrait de gagner dix à quinze années d’exploitation supplémentaires, jusqu’à 2040-2045. » L’Andra doit déposer une demande d’autorisation d’extension de capacité mi-2022.

D’autres pistes d’optimisation sont à l’étude : utiliser des gravats faiblement radioactifs pour combler les vides dans les alvéoles et augmenter la densité des colis de déchets, inférieure de 20 à 30 % à ce que l’Andra avait prévu initialement [7]. Mais elles ne sont pas concluantes pour le moment. « Une installation de concassage de gravats libère des poussières qui seraient radioactives dans notre cas. Il faudrait installer des filtres, etc., rappelle M. Torres. Par ailleurs, il existe effectivement des solutions de compactage des déchets — certains déchets métalliques destinés au centre de stockage de l’Aube sont fondus à l’usine Centraco de Cyclife France en lingots plus denses avant d’être stockés. Mais il faut que le jeu en vaille la chandelle, que des opérateurs ne se retrouvent pas à recevoir des doses qui ne seraient pas nécessaires et que ce soit intéressant financièrement. »
Pas tellement de perspectives non plus pour l’incinération, pourtant déjà mise en œuvre à Centraco pour certains déchets TFA — les équipements de protection jetables, par exemple : elle implique en effet une consommation d’énergie et d’eau importante ainsi que des rejets atmosphériques de gaz à effet de serre et radioactifs, et ne permettrait qu’un gain de moins de 5 % du volume annuel de déchets stockés selon l’Andra. [8]

Vers un second centre ?
Mais quelles que soient les optimisations mises en œuvre, le compte n’y sera pas. Depuis 2016, l’ASN presse donc l’Andra d’étudier l’installation d’un deuxième centre de stockage pour les déchets TFA. Un projet se dessine : pour faire d’une pierre deux coups, celui d’un nouveau centre de stockage dédié aux déchets TFA et aux déchets de faible activité à vie longue (FA-VL) [9], qui n’ont aucun débouché pour le moment. Il pourrait s’installer sur les communes de Juzanvigny et Épothémont, dans la même communauté de communes de Vendeuvre-Soulaines qui accueille déjà le Cires et le CSA.
L’affaire, lancée une douzaine d’années auparavant, n’est pas encore ficelée. « On ne sait pas ouvrir un centre de stockage de déchets radioactifs en claquant des doigts. En 2008, nous avons lancé un appel à candidatures auprès de 3 600 communes qui présentent une géologie favorable, raconte M. Torres. Nous avons reçu une quarantaine de candidatures, dont une dizaine dans l’Aube et six près d’ici. L’État en a sélectionné deux, qui se sont retirées. Nous avons donc repris tout le processus en nous adressant aux intercommunalités, et la seule qui a répondu favorablement est celle-ci. » Depuis, l’Andra travaille au dialogue avec la population et, conjointement avec l’ASN, sur les objectifs d’un centre de stockage dédié aux FA-VL, assure le directeur du Cires. « L’idéal serait une mise en service en 2030 pour la partie FA-VL et avant 2040 pour les TFA. »
D’autres solutions sont à l’étude pour anticiper la saturation du Cires, par exemple la construction d’installations décentralisées de stockage pour les déchets TFA ou leur prise en charge dans des centres de stockage de déchets dangereux conventionnels. Mais l’autre piste la plus avancée est la valorisation de certains déchets métalliques TFA, sur laquelle Reporterre se penchera dans le second volet de cette enquête, à lire ici.