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EnquêteDéchets nucléaires

Recycler les déchets métalliques faiblement radioactifs ? Le débat s’ouvre

Un technicien de l'usine Areva supervisant le chargement d'un générateur de vapeur sur une barge, à Saint-Marcel en 2004.

Pour anticiper la saturation du Cires, une évolution de la réglementation est en cours pour permettre le recyclage de déchets métalliques très faiblement radioactifs. Un technocentre dédié pourrait ouvrir à Fessenheim d’ici 2030, suscitant de nombreuses inquiétudes chez les antinucléaires.

[2/2 Déchets faiblement radioactifs : qu’en faire ?] Pour anticiper la saturation du Cires, seul centre français de stockage destiné aux déchets de très faible activité (TFA) radioactive, des perspectives se dessinent : créer un nouveau centre de stockage, ou valoriser les métaux TFA.

• Volet 1 : Les déchets faiblement radioactifs s’accumulent sans bonne solution


Le Centre industriel de regroupement, d’entreposage et de stockage (Cires) de Morvilliers et La Chaise (Aube), où sont stockés les déchets de très faible activité (TFA) [1] radioactive, pourrait être rempli entre 2025 et 2030. En 2045 au mieux, si la demande d’autorisation d’extension de capacité que l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) a prévu de déposer mi-2022 était acceptée par le préfet de l’Aube. Pour anticiper cette saturation, l’Andra travaille à l’installation d’un nouveau centre de stockage pour les déchets TFA et de faible activité à vie longue (FA-VL) [2]qui pourrait s’établir sur les communes voisines de Juzanvigny et Épothémont, comme l’a raconté Reporterre dans la première partie de cette enquête. Mais pour éviter le débordement de la filière, la solution mise en avant par les professionnels du nucléaire est la valorisation de certains déchets métalliques TFA : ils ne seraient plus enfouis dans un stockage réservé aux déchets radioactifs, mais recyclés et réutilisés dans la filière nucléaire, voire dans des filières conventionnelles.

La majorité des autres pays nucléarisés, notamment européens, « libèrent » déjà certains déchets issus d’installations nucléaires après avoir contrôlé leur niveau de radioactivité et/ou les avoir décontaminés, suivant des seuils de radioactivité définis au niveau européen. Mais en France, depuis une série d’incidents survenus dans les années 1990 où des déchets radioactifs s’étaient retrouvés dans les circuits conventionnels [3], le sujet est tabou. De ce fait, un principe de « zonage » a été mis en place, c’est-à-dire que tous les rebuts provenant de zones où ils risquent d’avoir été contaminés sont traités comme des déchets radioactifs et envoyés au Cires. Seuls quelques déchets métalliques ferreux TFA sont recyclés depuis les années 2000 par l’usine Centraco de Cyclife France, pour servir de protections radiologiques à des colis de déchets radioactifs. [4]

L’enjeu est de taille. Plus de 900 000 tonnes de déchets métalliques TFA pourraient être valorisables sur la période 2015-2070, selon les producteurs [5]. Et la filière va devoir digérer plusieurs gros morceaux : les diffuseurs de l’ancienne usine d’enrichissement de l’uranium Georges Besse I (environ 140 000 tonnes) et les générateurs de vapeur du parc actuel de réacteurs nucléaires d’EDF (90 000 tonnes).

Des « dérogations ciblées »

La première étape vers la valorisation de ces déchets métalliques est réglementaire. Du 4 janvier au 4 février 2021, le ministère de la Transition écologique a mis en consultation un projet d’arrêté et deux projets de décrets instaurant des « dérogations ciblées » pour la « valorisation au cas par cas des déchets radioactifs métalliques de très faible activité », après « fusion et décontamination ». Ces dérogations seraient accordées par le ministère à quatre conditions : que les déchets soient métalliques, que l’exposition du public soit inférieure à 10 microsieverts par an [6], que des contrôles « systématiques et redondants » soient réalisés à la sortie de l’installation et que la traçabilité des métaux soit « maîtrisée ».

Les textes ont depuis été soumis au Conseil supérieur de prévention des risques technologiques (CSPRT) le 10 mars 2021, dont la majorité a émis un avis favorable à ces projets [7]. Reporterre a relancé à plusieurs reprises la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) pour savoir où en était le processus de révision réglementaire à ce jour, sans obtenir de réponse.

L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et la DGEC avaient tâté le terrain lors du débat public sur la 5e édition du Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), qui s’est tenu d’avril à septembre 2019. « Le débat public a fait ressortir la grande sensibilité du public aux éventuelles évolutions réglementaires du principe de gestion des déchets TFA avec le besoin que toute évolution en la matière soit accompagnée de processus de traçabilité adaptés, de contrôles efficaces exercés par des organismes indépendants, et d’une association de la société civile », rapporte la commission particulière du débat public [8]. L’ASN, elle, a soutenu ce principe de valorisation dans un avis rendu le 7 juin 2021 : « La valorisation de certains types de déchets TFA, dont les volumes produits seront importants, doit être encouragée, notamment par la mise en place d’un cadre spécifique de dérogation et de contrôle pour la valorisation de matériaux métalliques de faible activité », a-t-elle estimé.

Sur le site de la centrale de Fessenheim ?

La deuxième étape est industrielle. Depuis qu’un arrêté de février 2017 [9] les y enjoint, EDF et Orano travaillent à un projet d’installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE) dédiée au traitement de ces déchets métalliques.

La Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) a consulté tous les documents à sa disposition décrivant ce projet d’installation. Dans un document de travail fourni à Reporterre, elle décrit un four électrique dont la température pourrait atteindre 1 650 °C. Mêlé à de la chaux, l’acier y deviendrait liquide et se décomposerait en deux phases : le métal et le laitier. Il est attendu que les éléments radioactifs migrent dans le laitier qui, moins dense, remonterait à la surface et pourrait être éliminé — opération censée permettre la décontamination du métal. « Orano et EDF travaillent sur cette solution utilisant la technologie de fusion par arc électrique qui est particulièrement indiquée pour le recyclage des métaux, confirme Orano à Reporterre. Elle a l’avantage d’accepter un grand panel possible de métaux. Le procédé de fusion du métal permet de séparer les résidus de fusion qui constitueront le déchet, du métal propre et décontaminé, qui peut, après contrôle du lot homogène, être réutilisé dans l’industrie conventionnelle. »

Le calendrier de mise en œuvre ébauché par EDF [10] évoque la conduite de diverses études entre 2021 et mi-2023 suivies, si l’évolution réglementaire est favorable et l’autorisation environnementale accordée au projet, d’une décision d’investissement en 2025. La construction et la mise en service s’étaleraient de 2025 à 2030, avec des mises en service en 2027 pour l’entreposage, en 2029 pour l’atelier de décontamination et de découpe et en 2030 pour le module de fusion.

La centrale nucléaire de Fessenheim, le 19 février 2020. © Christoph de Barry/Reporterre

Pour ce qui est de la localisation, rien n’est pour le moment officiel : « La localisation du site d’implantation de l’installation n’est pas décidée à ce stade. Le choix sera fait d’un commun accord entre EDF et Orano », assure Orano à Reporterre. « Un projet de centre de décontamination des déchets métalliques TFA est étudié conjointement par EDF et Orano, sans qu’un choix définitif de site n’ait été présenté à l’ASN », nous indique l’Autorité de sûreté nucléaire. Quant à EDF, il se contente d’indiquer que le technocentre « pourrait être construit en France ». Mais en coulisses, les producteurs de déchets défendraient chacun leur implantation : pour Orano, le site du Tricastin (Drôme) — celui-là même où se trouvent Georges Besse I et les 140 000 tonnes de déchets métalliques TFA des diffuseurs issus du démantèlement de l’usine —, et pour EDF, la centrale nucléaire de Fessenheim (Haut-Rhin), mise hors service en juin 2020.

Pour l’heure, le site de Fessenheim semble avoir une longueur d’avance : EDF promeut ce projet depuis 2018 et, en visite le 21 février 2020 à Fessenheim, Élisabeth Borne, alors ministre de la Transition écologique, avait « réaffirmé la volonté de l’État de créer à Fessenheim un centre d’excellence du démantèlement nucléaire, s’appuyant sur un technocentre pour le recyclage des matériaux métalliques ». Selon le président de l’association Stop Fessenheim, contacté par Reporterre, le choix est déjà fait : « L’État et le lobby nucléaire mettent en scène cette concurrence afin que des élus locaux se bagarrent pour accueillir le technocentre chez eux, dit André Hatz. C’est déjà le cas chez nous, puisque le député Les Républicains du Haut-Rhin, Raphaël Schellenberger, défend bec et ongles ce projet au motif qu’EDF a promis qu’il créerait 150 emplois. »

Une décontamination non totale ?

En attendant, ce projet suscite de nombreuses interrogations. Les premières sont techniques. D’après un rapport d’EDF, Orano et du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), le taux de décontamination du métal après fusion et élimination du laitier atteindrait 99 % pour les isotopes de l’uranium, du plutonium et de l’américium. Mais Corinne Castanier, responsable radioprotection à la Criirad, dit à Reporterre douter que cette décontamination soit totale : « Pour la majorité des radioéléments, les résultats sont mauvais, voire très mauvais : après fusion, le métal contiendrait encore 95 % de l’activité des isotopes radioactifs de l’antimoine, 90 % pour le fer et le nickel, 88 % pour le cobalt, 81 % pour le niobium, 67 % pour le ruthénium, 60 % pour le manganèse, 36 % pour le zinc, 28 % pour le zirconium ! Et ces chiffres ne sont pas ceux d’antinucléaires enragés, mais ceux présentés par l’installation de fusion allemande Carla. » Selon elle, il serait difficile de détecter la radioactivité résiduelle de certains radionucléides : « Par exemple, le plutonium 239 n’émet pas de rayonnement gamma et est donc très difficile à mesurer ; il faut réaliser une extraction chimique pour le repérer. »

Devant la centrale de Fessenheim, le 19 février 2020. © Christoph de Barry/Reporterre

Elle détaille longuement les zones d’ombre qui demeurent derrière les discours lénifiants du gouvernement et de la filière. « Par exemple, le critère de dose de 10 microsieverts par an : dans les rapports qui ont servi à établir les seuils d’exemption et de libération européens, il n’est retenu que pour les scénarios les plus probables. Pour les autres, les doses reçues peuvent atteindre 900 microsieverts par an, alerte-t-elle. C’est inquiétant, surtout lorsqu’on découvre qu’un des rapports de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) n’étudie que huit scénarios et reconnaît qu’ils ne couvrent pas les situations les plus pénalisantes ou qui ne concernent qu’un petit nombre d’individus. »

Des métaux issus de centrales étrangères ?

D’autres membres d’associations environnementales craignent que le technocentre, pour être rentable, doive traiter des matériaux contaminés provenant de pays étrangers. Siégeant au Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques le 10 mars 2021, Maryse Arditi, de France Nature Environnement (FNE), a alerté sur le fait que les métaux de Georges Besse I et des générateurs de vapeur hors service n’étaient « pas [suffisants] pour réaliser une opération rentable » [11]. « L’alimentation de l’unité de “valorisation”, qui semblait initialement être focalisée sur des déchets français et homogènes, s’est par ailleurs ouverte à un “vrac métallique” de déchets hétérogènes en provenance de pays européens. En effet, les exploitants — EDF notamment — ont émis l’idée d’importer du vrac métallique afin de rentabiliser l’opération », a renchéri lors de la même réunion Jacky Bonnemains, de l’association Robin des bois. « Pour faire passer la pilule, les responsables mettent en avant le fait que le recyclage devra se faire en priorité dans des installations nucléaires. Mais EDF et Orano ont assuré qu’ils ne construiraient les installations de fusion des déchets métalliques que si l’accès aux filières conventionnelles était garanti, car les débouchés dans le nucléaire ne sont absolument pas suffisants », s’inquiète pour sa part Corinne Castanier.

Ces craintes ne semblent pas infondées. Sans entrer dans les détails, EDF indique à Reporterre que « cette installation aura la capacité de traiter les métaux français, mais aussi des métaux issus de centrales d’autres pays ». « Les lingots produits peuvent être utilisés dans l’industrie conventionnelle sans restriction », nous écrit encore l’électricien, qui assure que « les aciers issus de cette valorisation sont équivalents en termes de caractéristiques à n’importe quel autre acier issu du recyclage de métaux ». « Les métaux respectant ces seuils produits par la valorisation dans d’autres pays d’Europe de métaux issus d’installations nucléaires sont déjà utilisés sans restriction dans l’industrie en France », assure-t-il.

Mais c’est le problème du contrôle des métaux à l’entrée et à la sortie du technocentre qui s’impose en premier lieu dans toutes les têtes. « Concernant le contrôle des substances libérées, l’ASN estime que l’installation doit faire l’objet d’un cadre spécifique de contrôle, en cohérence avec les risques et inconvénients qu’elle présente, avec une police unique pour l’installation et le contrôle des matériaux ainsi produits », a écrit l’ASN à Reporterre. « Une installation de fusion peut devenir une usine de blanchiment des déchets radioactifs, redoute Mme Castanier. En amont, l’exploitant n’est pas prêt à payer des coûts trop importants pour identifier les déchets vraiment contaminés. Dans les dossiers, il est seulement prévu un portique de détection qui ne permet de contrôler que le flux de rayonnement — alors que certains radionucléides n’émettent pas de rayonnement gamma — et un spectre de contamination envoyé par les producteurs de déchets qui n’est que la composition théorique des déchets et ne présente que des valeurs moyennées. »

Quoi qu’il en soit, ce projet de valorisation des déchets métalliques TFA ne sera pas suffisant pour venir à bout du volume total de déchets TFA. « Même si des seuils de libération étaient mis en place, et même s’ils étaient couplés aux autres pistes d’optimisation [...], l’économie en termes de volume de déchets TFA produits à la fin du démantèlement des installations existantes n’atteindrait que 600 000 m3 [sur les 2,1 à 2,3 millions de mètres cubes prévus]. La nécessité d’augmenter les capacités de stockage de déchets TFA demeurerait », peut-on lire dans le dossier du maître d’ouvrage. [12]

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