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Nucléaire

« À bout de souffle », la centrale nucléaire de Tricastin va fêter ses 40 ans

Exercice de simulation de fuite radioactive en septembre 2010 à la centrale de Tricastin (Pierrelatte).

La centrale de Tricastin, dans la Drôme, fêtera ses quarante ans le 26 juin. Elle pourrait obtenir un délai de dix ans avant sa fermeture. Abîmée, située sur une zone sismique, elle cristallise les inquiétudes.

Le 26 juin, la centrale nucléaire de Tricastin, située entre la Drôme et le Vaucluse, fêtera ses quarante ans. La date est cruciale car la centrale a justement été conçue pour fonctionner… quarante ans. L’heure de sa fermeture a-t-elle donc sonné ? Rien n’est moins sûr : dès 2009, EDF annonçait vouloir prolonger la durée de fonctionnement de ses centrales jusqu’à cinquante ou soixante ans. Plus récemment, en février dernier, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a rendu une décision générique sur les trente-deux réacteurs de 900 mégawatts (MW) (les plus anciens du parc nucléaire) ouvrant la voie à leur prolongation pour dix ans. Le gendarme du nucléaire doit désormais se prononcer réacteur par réacteur, après un examen approfondi des installations.

Ce « réexamen périodique » permet de contrôler l’état de chaque réacteur au regard des normes actuelles, et de réévaluer leur sûreté pour s’approcher de celle des réacteurs les plus récents, de type EPR. Le réacteur 1 de Tricastin a été le premier à passer ce test en 2019. Conclusion ? De lourds travaux de maintenance sont nécessaires pour qu’il puisse continuer à fonctionner. Il faudra attendre 2022 pour que l’Autorité se prononce officiellement sur sa prolongation. Si elle est approuvée, EDF aura encore six ans pour renforcer sa sûreté. « Les travaux ont déjà commencé, et quand ils seront terminés, on arrivera quasiment aux cinquante ans », note Roland Desbordes, porte-parole de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) et membre de la commission locale d’information du Tricastin (Cligeet). Preuve, selon lui, qu’il n’y a « pas de réelle remise en cause de cette prolongation, de ses risques, de ses coûts et de sa faisabilité ».

La banderole déployée devant le siège social d’EDF, le 28 mai 2020. © Réseau Sortir du nucléaire

En attendant le verdict de l’ASN, les militants antinucléaires n’ont en tout cas pas oublié l’anniversaire de Tricastin. Une manifestation est prévue le 26 juin à Montélimar (Drôme), rassemblant des associations (Sortir du nucléaire, Greenpeace, France Nature Environnement, Alternatiba…), des syndicats (Confédération paysanne, Confédération nationale du travail) et des partis politiques (Europe Écologie-Les Verts, la France insoumise). Le mot d’ordre : « Quarante ans, ça suffit ! » « La centrale de Tricastin est la pire de France, en particulier son réacteur 1. Or, il y a un enjeu particulier autour de sa prolongation car c’est le premier à recevoir l’autorisation de fonctionner après quarante ans », affirme Alain Volle, porte-parole du collectif Stop Tricastin. La pire de France ? La centrale, régulièrement ciblée par les mobilisations antinucléaires, cristallise effectivement les inquiétudes.

Une cuve vieillissante et fissurée

À mesure qu’une centrale vieillit et se dégrade, la plupart de ses pièces peuvent être remplacées. Ce n’est pas le cas de la cuve, la pièce maîtresse qui renferme le cœur du réacteur nucléaire. Or, la cuve du réacteur 1, en particulier, est très surveillée : c’est l’une des plus fissurées de France. Dans un rapport publié par Greenpeace en janvier, le physicien Bernard Laponche, ancien du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et cofondateur de l’association Global chance, se penche sur son cas : « Parmi toutes les cuves neuves des réacteurs de 900 MW (…), la cuve du réacteur 1 du Tricastin est la plus affectée, avec une trentaine de défauts sous revêtement ». Pour l’ASN, ces défauts ne remettent pas en cause la sûreté de la centrale : « On a la certitude que ce sont des défauts de fabrication. Ils sont suivis depuis 1999 et n’ont pas évolué depuis », assure à Reporterre Richard Escoffier, directeur adjoint de l’Autorité à Lyon. Les associations, elles, ne sont guère rassurées. Dans son rapport annuel sur l’état de la sûreté nucléaire, publié jeudi 27 mai, l’ASN évoque d’ailleurs ces défauts sous revêtement : elle note que la sensibilité du métal de la cuve est « accrue en présence de défauts technologiques ».

La robustesse de l’acier de la cuve du réacteur 1, au bout de quarante ans de service, est au cœur des préoccupations. © Site d’EDF

Or la robustesse de l’acier de la cuve, au bout de quarante ans de service, est justement au cœur des préoccupations. Sans cesse bombardé de neutrons, le métal se modifie, supportant de moins en moins les fortes variations de température. La température à partir de laquelle il devient fragile grimpe au fil des ans : négative à son origine, elle est désormais de 40 à 60 °C selon la partie de la cuve, nous a précisé l’ASN. Rien d’inquiétant en temps normal, puisque celle-ci fonctionne à 300 °C. Mais en cas d’accident, s’il faut la refroidir, il est inenvisageable d’injecter de l’eau à moins de 60 °C… au risque d’une rupture catastrophique. Les circuits de refroidissement de secours doivent donc être chauffés, ce qui entraîne des contraintes de fonctionnement supplémentaires. EDF se veut néanmoins rassurant : « La cuve du réacteur 1 fait l’objet d’une surveillance constante. Le dernier contrôle approfondi, réalisé en 2019, a confirmé l’absence d’évolution de l’acier. » Pour Richard Escoffier, de l’Autorité de sûreté, « il y a un consensus sur cette cuve, les experts de l’ASN ont rendu un avis favorable sur la poursuite de son fonctionnement ».

Ce « consensus » n’est pas partagé par certains physiciens du nucléaire. Il a fait l’objet de plusieurs échanges entre EDF, l’ASN et ses groupes d’experts. En octobre dernier, un article de Libération dévoilait des documents internes d’EDF montrant que l’exploitant avait modifié en cours de route ses méthodes de calcul sur la résistance de l’acier. « Dans certains cas accidentels, les calculs de ténacité aboutissaient à un résultat égal ou inférieur à la marge de sécurité », note le journaliste. EDF a alors « optimisé » ces calculs et abouti à des résultats conformes à la marge de sécurité, permettant in fine de valider la robustesse de l’acier. Le contrôle technique aurait-il été simplifié pour absoudre le vieux réacteur ? « Une optimisation de calcul n’est pas une simplification mais une représentation beaucoup plus complexe dans laquelle on peut intégrer de nombreuses hypothèses, permettant d’avoir une vision plus réaliste du comportement des matériaux », a rétorqué EDF, dans un courriel à Reporterre. Pour Richard Escoffier, « ces calculs sont examinés par l’IRSN [Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire] et les experts métallurgistes de l’ASN, il n’y a eu aucun arrangement pour favoriser cette cuve ».

La carte des centrales nucléaires françaises. © Dossier de presse d’EDF

Dans tous les cas, lors de la remise du rapport de l’ASN le 27 mai, son président Bernard Doroszczuk a souligné devant l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) la nécessité de voir plus loin : EDF n’a justifié la prolongation des cuves que pour dix ans de plus, or « plusieurs réacteurs ne disposent que de très peu de marge pour un fonctionnement au-delà de cinquante ans », note-t-il. Il appelle à anticiper très en amont une éventuelle fermeture d’un réacteur à cause de l’état de sa cuve à cet horizon. Celui de Tricastin 1 est-il visé ?

Deux fuites de tritium, un matériau radioactif, en 2013 et 2019

Dans ce même rapport, l’ASN note que les performances de Tricastin en matière de sûreté demeurent « contrastées », évoquant notamment des « difficultés » lors de la réalisation des examens périodiques. En mars dernier, l’IRSN a relevé l’importance d’un incident survenu sur le réacteur 1 en septembre 2019, au moment de ce réexamen, sur une pompe du circuit de refroidissement. Selon l’Institut, cette défaillance, potentiellement grave, était liée au vieillissement prématuré de câbles électriques. De son côté, le physicien Bernard Laponche a listé 147 incidents dans cette centrale entre 2010 et 2020, dont 43 sur le réacteur 1. D’après lui, les défaillances techniques sont « le plus souvent [liées à] des phénomènes de vieillissement qui se manifestent soit parce que le remplacement des pièces n’a pas été effectué à temps, soit que la maintenance ait été défaillante ».

De la même manière, le vieillissement de la centrale peut-il aggraver les contaminations environnementales ? C’est en tout cas l’avis de la Criirad, qui a relevé deux fuites de tritium, un matériau radioactif, en 2013 et 2019. Dans ce dernier cas, l’événement est dû, selon EDF, à « la défaillance d’une tuyauterie d’un réservoir d’effluents radioactifs, immédiatement réparée ». Il serait sans conséquence selon l’exploitant, qui assure que le tritium ne s’est pas échappé dans la nappe phréatique à l’extérieur de la centrale. La Criirad s’alarme, de son côté, d’un niveau de contamination « plus de 2 000 fois supérieur au niveau de tritium “normal” que l’on mesure en France dans les nappes non contaminées ». « Ces fuites ne sont pas spécifiques à Tricastin mais le vieillissement des installations entraîne une corrosion des tuyaux qui augmente les risques », estime Roland Desbordes, porte-parole de l’association.

La centrale de Tricastin est construite en zone sismique

Outre son vieillissement, la centrale de Tricastin est construite en zone sismique : une faiblesse majeure. Et qui plus est, en contrebas d’un canal, dont elle est séparée par une digue. En 2017, l’ASN s’est rendu compte que cette digue pouvait rompre en cas de « séisme maximum historiquement vraisemblable » — soit le séisme le plus fort connu depuis environ mille ans, qui surviendrait directement sous la centrale. En cas de rupture, l’eau du canal viendrait inonder les réacteurs, et causer potentiellement un accident de fusion du cœur, selon le scénario qui s’est déroulé à Fukushima.

L’ASN avait alors imposé l’arrêt immédiat de Tricastin, le temps de réaliser des travaux pour renforcer la digue. Jusqu’à 2017 donc, et depuis 1980, la centrale fonctionnait sous une « menace permanente », selon le rapport de Bernard Laponche. En 2019, l’ASN a de nouveau exigé des travaux sur la digue pour la mettre aux normes post-Fukushima, qui prennent en compte un niveau de séisme plus élevé encore. Les travaux, toujours en cours, doivent être achevés d’ici décembre 2022.

Le séisme du Teil, en Ardèche, a obligé près de 2.000 personnes à être relogées. © Cédric Crocilla

Les analyses concernant le séisme du Teil (Ardèche) pourraient changer la donne. Survenu en novembre 2019 à 25 kilomètres de Tricastin, ce tremblement de terre d’une magnitude de 5,4 sur l’échelle de Richter présente, selon l’IRSN, « des caractéristiques proches du séisme maximum historiquement vraisemblable ». La caractérisation de ce séisme est toujours en cours. En fonction des conclusions de cette étude, il se peut que les normes sismiques de Tricastin soient relevées. « Il faudrait alors vérifier immédiatement si le matériel de la centrale résiste, et éventuellement le renforcer », explique Richard Escoffier. En attendant, Tricastin continue de fonctionner. « Tout en sachant, Fukushima nous l’a montré, qu’un séisme nettement supérieur au séisme historique est toujours possible lorsque le site de la centrale se trouve en zone sismique », relève Bernard Laponche.

Un manque de moyens humains et financiers

Face à l’ampleur des travaux prévus pour prolonger le parc nucléaire, le collectif Stop Tricastin s’inquiète aussi des moyens humains et financiers d’EDF. « On a des réacteurs à bout de souffle et, au moment où ils doivent être contrôlés, la sous-traitance en cascade fait qu’EDF n’a plus les moyens d’assurer cette maintenance correctement ! » dénonce Alain Volle, du collectif.

Il faut dire que le calendrier du « grand carénage », les travaux liés à la prolongation des centrales au-delà des quarante ans, est particulièrement ambitieux. Son budget également : 49,4 milliards d’euros, selon EDF. D’ici à 2031, jusqu’à sept réacteurs seront soumis, chaque année, à leur réexamen périodique. Chacun de ces réexamens exige des moyens considérables : « En moyenne, pour une quatrième visite décennale [principale étape du réexamen], il faut compter cinq mois d’activité, près de 5 000 intervenants et 120 entreprises industrielles », indique EDF à Reporterre.

Intrusion de militants de Greenpeace afin d’« alerter l’opinion publique sur les nombreux problèmes techniques du Tricastin », le 21 février 2020. © Capture d’écran de la vidéo de l’action par Greenpeace

Lors de son audition du 27 mai, le président de l’ASN, M. Doroszczuk, a évoqué un « point de vigilance » sur la capacité industrielle d’EDF et des intervenants de la filière à faire face à la multiplication de ces travaux, alors même que certains secteurs comme la mécanique ou l’ingénierie sont en tension. « Ce point s’est traduit par une demande spécifique de rendre compte annuellement de la capacité des industriels à assurer les travaux demandés dans le calendrier défini », a-t-il annoncé.

La question est d’autant plus brûlante que les conditions de travail dans les centrales d’EDF sont régulièrement mises en cause. Malgré des améliorations sur le sujet, l’ASN note, dans son rapport annuel qu’elle « a régulièrement relevé par le passé la difficulté d’EDF à assurer une surveillance adaptée et proportionnée des activités sous‑traitées ». À Tricastin, les conditions de travail des sous-traitants sont suivies de près par l’association Ma Zone contrôlée. Son fondateur, Gilles Reynaud, syndicaliste et employé d’une filière d’Orano (ex-Areva) sur ce site, détaille à Reporterre : « On estime que la sûreté repose sur ces sous-traitants, qui prennent en charge 80 % des activités de la filière nucléaire. Or ils sont de plus en plus précarisés, sous pression, avec des expositions à la radioactivité importantes. EDF se lance dans des travaux colossaux alors qu’on n’a déjà pas les moyens de faire nos métiers correctement. »

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