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ReportageEau et rivières

Les fuites sur les réseaux d’eau, un calvaire pour les villages

Impuissant, Jérémy Bellin regarde la fuite d'eau potable sur la commune de Lissac-et-Mouret, dans le Lot, dont il est adjoint en charge de l’eau.

Un litre d’eau potable sur cinq est perdu en France, en raison de fuites sur le réseau. Faute de moyens, les petites communes sont démunies. L’État se contente de demi-mesures.

« En février dernier, on a eu une énorme fuite. Du jour au lendemain, quelqu’un s’est retrouvé sans eau et un quart du village commençait à avoir des baisses de pression. Je me revois encore avec le maire courir dans les champs pour la trouver. » La scène a été résolue rapidement, mais n’a pas été sans sueurs froides pour Jérémy Bellin, adjoint en charge de l’eau dans la commune de Lissac-et-Mouret, dans le Lot. « Je me suis rendu compte qu’on était extrêmement vulnérables », ajoute ce jeune quadragénaire au visage jovial, élu pour la première fois en 2020, sur une liste citoyenne.

Les 660 habitants de son village, situé au pied du causse de Gramat et aux portes de Figeac, vivent pour la plupart à l’écart du cœur historique, retranché autour de l’église et de l’ancien couvent. La commune, très étalée, compte de nombreux hameaux et des zones pavillonnaires nouvellement construites.

« Nous avons 50 km de canalisations qui n’étaient plus entretenues depuis des années, donc les fuites se génèrent en permanence. Le pire, c’est que personne ne savait vraiment où passait le réseau. On a dû tout recartographier », se souvient l’élu, ingénieur dans l’aéronautique à Figeac.

Aujourd’hui, le taux de fuites oscille autour de 50 %, soit une perte d’un litre d’eau sur deux au cours de l’acheminement vers le robinet des particuliers. La commune lotoise fait partie des 170 collectivités identifiées comme nécessitant une action prioritaire dans le cadre du Plan eau, annoncé en mars dernier par Emmanuel Macron et dont l’objectif est de faire « 10 % d’économie d’eau dans tous les secteurs » d’ici 2030.

Moins d’eau, plus de fuites

Le cas de Lissac-et-Mouret est loin d’être isolé. Selon un rapport de l’association UFC-Que choisir sorti en juin, à l’échelle nationale, un litre sur cinq est perdu avant d’arriver à bon port du fait des fuites dans le réseau, soit un milliard de m³ par an. Dans les communes rurales, la situation empire avec un quart des communes de moins de mille habitants, soit près de six mille, ayant un taux de fuite supérieur à 35 %.

« Nous sommes sur des réseaux extrêmement vastes, chers à entretenir et avec peu d’abonnés. L’équilibre économique est très dur à atteindre et comme les budgets des mairies rurales sont faibles, nous dépendons des subventions publiques », explique Fanny Lacroix, vice-présidente de l’Association des maires ruraux de France (AMRF) en charge de la transition écologique. Une gestion d’autant plus dure pour les mairies « isolées », qui s’occupent de leur réseau d’eau potable en totale autonomie.

Le constat est encore plus négatif pour l’Outre-mer. Selon l’édition 2021 du rapport Sispea [1], le taux de fuites moyen atteint 37,5 % à La Réunion et culmine à 59,2 % pour la Guadeloupe — où l’eau est régulièrement coupée. Sans parler de Mayotte où aucune donnée n’est disponible, mais où le réseau ne permet pas d’abreuver la population en eau potable.

« Le pire, c’est que personne ne savait vraiment où passait le réseau. On a dû tout recartographier », se souvient Jérémy Bellin. © Enzo Dubesset / Reporterre

Outre l’aspect choquant, à l’heure où 2 000 communes ont connu des difficultés d’approvisionnement lors de la sécheresse de 2022, ce gaspillage est illégal. Les lois d’application du Grenelle de l’environnement de 2007 ont en effet défini un maximum légal de fuites de 15 % (35 % pour les communes de moins de 1 000 habitants).

Autre révélateur du manque d’efforts, en 2019, les Assises de l’eau ont fixé l’objectif de renouveler 1 % du réseau national par an. Dans les faits, seul 0,67 % du réseau est remplacé. À ce rythme, il faudrait 150 ans pour le renouveler alors que la durée de vie d’une canalisation est estimée entre 50 à 80 ans selon le type de matériau utilisé.

Désengagement de l’État

« Depuis les années 2000, les politiques nationales ont été défavorables à la gestion de l’eau, analyse Sylvain Barone, chargé de recherches en science politique pour l’Inrae (Institut national de recherches pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement). L’un des exemples les plus concrets, c’est la disparition des services d’ingénierie en 2008 [2] pour des raisons purement managériales. C’était l’une des deux compétences historiques de l’État au niveau local avec la police de l’eau. »

Si les grandes villes ont pu assez facilement s’adapter en se tournant par exemple vers des bureaux d’études privés, la situation est beaucoup plus dure dans les campagnes. « Ces fonctionnaires accompagnaient les communes sur tous les sujets, la rénovation des réseaux, les stations d’épuration… Beaucoup de collectivités se sont retrouvées totalement dépourvues et ça reste un traumatisme pour pas mal d’élus », ajoute le chercheur.

Pour les communes « isolées », comme Lissac-et-Mouret, difficile de s’occuper en totale autonomie de leur réseau d’eau potable. © Enzo Dubesset / Reporterre

Aujourd’hui, certains départements ont mis en place des services équivalents, mais l’offre reste inégale sur le territoire et pâtit d’un manque de moyens global. Quant au soutien des Agences de l’eau, il reste essentiellement financier — le plus souvent sous la forme d’appels à projets difficilement accessibles aux petites communes — et insuffisant, là aussi faute de moyens.

Le passage obligatoire, en 2026, de la compétence eau et assainissement aux intercommunalités et aux syndicats mixtes les plus importants [3] devrait arranger les choses, la mutualisation offrant plus de moyens humains et techniques que ceux d’une commune isolée.

« Ça va être des heures de travail en moins et si nous avons une nouvelle fuite majeure, le syndicat pourra assurer la continuité du service », dit Jérémy Bellin, dont la commune adhérera à un syndicat en janvier prochain.

Des aides au rabais

Pour autant, sans ressources financières, ces évolutions d’organisation risquent de ne pas changer grand-chose au fond du problème. Tous les acteurs, des élus locaux aux entreprises spécialisées, notent un début de prise de conscience, mais déplorent l’insuffisance des moyens annoncés lors du Plan eau.

Le budget des Agences de l’eau reste sous-dimensionné. L’exécutif a annoncé qu’il leur fournirait 180 millions d’euros par an, dédiés aux fuites d’eau. L’enveloppe reste symbolique au regard des besoins. Le cabinet indépendant Carbone 4 chiffre le besoin d’investissement sur le seul réseau d’eau potable à 2,2 milliards d’euros par an. L’Union nationale des industries et entreprises de l’eau (UIE) estime de son côté qu’il manque chaque année 4,6 milliards pour les réseaux d’eau potable, l’assainissement et la gestion des eaux pluviales.

Par ailleurs, l’État a annoncé que les Agences de l’eau pourraient augmenter leurs prélèvements et en garder une plus grande partie dans leurs propres caisses plutôt que de les reverser à l’État. Si cette mesure est une bonne nouvelle pour le service public, elle risque de peser sur le portefeuille des collectivités et des « usagers domestiques » — c’est-à-dire vous et moi. Ce sont eux qui financent près des trois quarts des redevances, loin devant les industriels et les agriculteurs, pourtant premiers consommateurs de la ressource.

Enfin, ce « plan d’action » s’en tient, pour l’instant, à des effets d’annonce. Les négociations budgétaires n’ont pas encore commencé. L’augmentation du budget ne sera effective qu’au moment de leur prochain programme pluriannuel, soit à partir de 2025.

En attendant, à Lissac-et-Mouret, Jérémy Bellin, d’abord enthousiasmé par l’annonce de nouvelles aides, s’impatiente. Depuis quelques semaines, l’adjoint sait qu’il a une nouvelle fuite dans son réseau. Mais où ? De quelle ampleur ? Faute de temps et de moyens, lui qui était entré en politique locale pour « verdir sa commune » n’a pas d’autre choix que de laisser couler.

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