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ReportageÉtalement urbain

Les jardins flottants de Mexico menacés par l’urbanisation

Gabriela Morales récolte des fleurs de camomille sur sa parcelle de jardin flottant, à Xochimilco, à Mexico, en janvier 2023.

Au sud de Mexico, le bassin de Xochimilco est l’une des dernières zones humides de la ville. Le tourisme et l’étalement urbain mettent en péril écosystèmes et savoir-faire traditionnels.

Mexico, reportage

Les 180 kilomètres de canaux de Xochimilco sont le poumon de la capitale. Il y a bien des manières de traduire ce nom du nahuatl, l’une des langues du Mexique. L’agricultrice Gabriela Morales choisit « champs fleuris » car « Xochimilco a d’abord une tradition floricultrice. C’est pour ça que les embarcations traditionnelles sont ornées de fleurs ». Sa barque est modeste et c’est à coups de rame — pratique qu’elle a fièrement appris sur le tas et qu’elle enseigne désormais à d’autres femmes — que Gabriela se rend à sa parcelle.

À une vingtaine de kilomètres du centre de Mexico, le bassin de Xochimilco constitue la dernière zone humide d’importance de la capitale. Plus de 150 espèces de plantes y sont recensées et ces canaux sont le refuge de dizaines d’espèces d’oiseaux et d’animaux aquatiques, dont certains endémiques. Mais le tourisme et l’urbanisation galopante qui gagne le sud de la mégalopole détériorent la qualité de l’eau et menacent un équilibre complexe. Ces espaces représentent les derniers vestiges de l’ensemble de lacs sur lequel a été construit l’actuelle capitale. Un territoire inhospitalier que l’humain a domestiqué en créant des îlots artificiels et en pratiquant l’agriculture.

© Louise Allain / Reporterre

Tous les matins, Gabriela Morales affronte la brume pour rejoindre sa chinampa, un système de parcelles quasi-flottantes créées par les aztèques au XIVe siècle. « On présente souvent les chinampas comme des îles flottantes. C’était le cas à l’origine mais aujourd’hui, la terre est reliée au fond lacustre grâce à ces arbres, les ahuejotes. »

En sortant de sa barque, l’agricultrice de 35 ans cache difficilement son émerveillement : « C’est comme un compost géant. On récupère cette boue riche en nutriments pour démarrer de nouvelles cultures », explique-t-elle en montrant un parterre quadrillé de jeunes pousses. Cette même boue vient ensuite consolider la structure de la chinampa.

La zone humide de Xochimilco est inscrite depuis 1987 au patrimoine culturel de l’humanité de l’Unesco, qui reconnaît entre autres l’ingéniosité des méthodes agricoles traditionnelles. Si le demi-hectare de terrain de Gabriela se montre généreux, c’est parce qu’elle a appris à le domestiquer. Biologiste de formation, elle a surtout été sensibilisée à la culture chinampera par sa famille.

« L’arrêt des cultures, c’est la fin des chinampas »

La tradition agricole de Xochimilco se perd avec l’arrivée de nouveaux acteurs : « On voit trop souvent des étrangers racheter des parcelles, alerte la chinampera, la plupart n’arrivent pas à cultiver alors ils développent des projets touristiques. » Selon les dernières études statistiques sur les chinampas effectuées par l’Université métropolitaine de Mexico en 2016, seules 3 586 des plus de 20 000 parcelles recensées ont encore une vocation agricole. Bien que parfaitement intégrées à cet environnement depuis près d’un millénaire, les chinampas restent des îlots artificiels maintenus à flot par l’agriculture et le délaissement de ces parcelles entraîne souvent un schéma bien connu des locaux : rachat et bétonisation.

Avec une population de neuf millions d’habitants qui augmente constamment, la capitale mexicaine s’étend vers le sud et Xochimilco est devenu surpeuplé. « C’est interdit mais maintenant les gens vivent sur les chinampas et ils exigent les services minimums », observe Gabriela Morales. Quand elles ne sont pas vendues, les parcelles non-cultivées servent de logements à de nombreuses familles ayant hérité d’une chinampa. Il s’agit pour la plupart de maisons sommaires de briques et de tôle mais l’urbanisation se fait progressivement : « Les habitants commencent par tracer un chemin de terre qui, bien souvent, sera ensuite goudronné pour faire passer une moto, s’indigne la chinampera. Il n’y a aucune régulation ! »

Le béton, qui empêche l’infiltration d’eau de pluie dans les sols, et l’absence de système d’évacuation des déchets domestiques polluent largement les canaux. « Un défi » pour Gabriela qui s’efforce de trouver des solutions pour irriguer sainement sa parcelle. « Parfois, je me demande pourquoi j’y mets tant d’énergie alors qu’un jour, on construira sûrement une route ici ou là. Tout ce qu’il nous restera des canaux ce sera des souvenirs, comme l’eau claire et transparente qui, depuis des années, n’est plus qu’un souvenir pour nous ».

C’est sur les canaux principaux que la dégradation de l’eau est la plus flagrante. Près de l’embarcadère Cuemanco, sur un des axes les plus fréquentés, un groupe de scientifiques confirme ce constat : « Le disque de Secchi [qui permet de mesurer la transparence de l’eau] nous donne une visibilité à 40 centimètres, observe Carlos Sumano, biologiste à l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM). C’est vraiment trouble. »

La présence d’installations touristiques a largement participé à l’urbanisation de ces rives en bordure de la zone écologique et les effets dérivés de cette activité sur la nature sont multiples. « C’est totalement interdit mais de plus en plus de barques à moteur circulent ici, constate le chercheur de l’Unam. Cela pollue à cause de l’huile et du carburant déversé et tout ce trafic génère des remous qui abiment les parcelles et perturbe les écosystèmes. »

Avec les trajineras, des embarcations dépourvues de moteur mais faisant naviguer des groupes de plus de dix personnes, et la présence de musiciens mariachis, Xochimilco répond aux logiques du tourisme de masse. « C’est devenu une destination festive », regrette Carlos Sumano qui doit constamment ramasser des déchets dans les sections fréquentées. Avant la pandémie, cette zone recevait près de 1,2 million de visiteurs chaque année.

L’eau comme nerf de la guerre

Entre les chinampas, un bourdonnement résonne… Celui du boulevard périphérique qui traverse la zone écologique depuis deux ans. Un des nombreux projets contre lequel avait lutté Horentsia Telésforo, activiste d’origine indigène. Elle a vécu toute sa vie à San Gregorio Atlapulco, une des cinq municipalités du bassin de Xochimilco.

Sur les hauteurs du village, l’enseignante retraitée observe l’urbanisation en bordure de la zone humide. Elle pointe un complexe de la Garde nationale récemment construit mais surtout les quatorze points d’extraction d’eau potable visibles depuis le mirador. « Ce n’est plus de l’exploitation, c’est de la surexploitation, soutient Horentsia Telésforo. À San Gregorio, on a les puits qui alimentent la capitale mais tous les habitants n’ont pas l’eau courante ! »


L’intensité des drainages ne laisse pas le temps aux réserves de se régénérer. Sacmex, l’organe de gestion de l’eau du gouvernement de Mexico, est donc en constante recherche de nouveaux sites d’extraction. En décembre 2022, un énième projet de drainage s’est transformé en conflit. « On a empêché les machines d’accéder aux valves. Des jeunes d’un quartier voisin ont bloqué des routes mais la plupart des gens dehors étaient des personnes âgées » précise l’activiste.

Des policiers anti-émeute ont vite été déployés pour dégager les accès. Le gouvernement local parle de 300 policiers quand les habitants assurent qu’il y en avait plus du double. Interrogées, les autorités du secteur n’ont pas répondu à Reporterre.

La virulence de la résistance a conduit à l’annulation des consultations sur ce projet. Pour les habitants de San Gregorio, c’est une petite victoire qui empêche momentanément l’extraction d’eau sur ce point. Mais Horentsia Telésforo est pessimiste : « Il y a une politique désastreuse, une très mauvaise considération des peuples originels et de leurs terres. Vivre dans les villages de Xochimilco revient à être en lutte permanente et en état de stress constant. »

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