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EnquêteEau et rivières

Les paquebots géants sont une source géante de pollution marine

Ils mesurent plus de 300 mètres de long et transportent plus de 4.000 passagers. Les paquebots géants sont des villes flottantes, et leur nombre devrait doubler dans les années prochaines. Multipliant les pollutions de l’environnement marin, qu’il s’agisse des émissions toxiques dues à la combustion du fioul ou les eaux usées et déchets solides des touristes.

-  Actualisation - Vendredi 20 janvier 2017 - L’émission télévisée Thalassa diffuse ce soir sur FR3 une enquête montrant les coulisses du "rêve" des croisières (« Le prix du rêve »).


C’est le parc de loisirs rêvé. La partie « eau » comprend trois piscines, trois toboggans géants, deux simulateurs de surf, 10 Jacuzzi, et un théâtre aquatique. À côté, deux murs d’escalade, une Tyrolienne, un terrain multisports, une patinoire et un minigolf feront le bonheur des sportifs, tandis que les autres se détendront dans le jardin planté de 12.000 arbres et autres plantes. Le soir, la Promenade mettra tout le monde d’accord avec 22 cafés et restaurants, un carrousel, un casino, un théâtre de 1.400 places, et un « bionic bar » tenu par des barmans robots ! Mais où donc est situé ce paradis terrestre ? Sur la mer. Car ce parc de loisir n’est autre que Harmony of the Seas, le plus gros paquebot du monde, inauguré en mai 2016 par la compagnie Royal Caribbean Cruise Line. Pour ceux qui se demandent comment faire entrer cette ribambelle d’équipements sur « Harmonie des mers », fasse-t-il 362 mètres de long, voici les plans des 16 ponts accessibles au public et la vidéo promotionnelle de la croisière.

Aujourd’hui, 38 paquebots géants sillonnent les océans et les mers du monde. Longs de 300 mètres ou plus, ils font la fortune des mastodontes de la croisière que sont Royal Caribbean Cruise Line, MSC Croisières ou Carnival Corporation (la maison mère de Costa Croisières). « Grâce à ces navires XXL, les armateurs peuvent embarquer plus de passagers, et donc casser les prix, analyse Patrizia Heidegger, directrice de l’ONG Shipbreaking Platform. Réservées à une clientèle haut de gamme il y a quinze ans, les croisières sont désormais accessibles au plus grand nombre. » Appâtés par des tarifs démarrant à 400 euros la semaine, 24,2 millions de passagers devraient ainsi embarquer à bord d’un bateau de croisière en 2016. Soit 2,5 fois plus qu’en 2001. Devant un tel succès, les compagnies ont commandé une quarantaine de nouveaux navires de plus de 300 mètres. D’ici à 2024, la flotte mondiale de paquebots géants devrait donc doubler, pour passer à 80 unités environ.

80 paquebots, cela représente moins de 0,2 % des navires de commerce dans le monde (le reste étant constitué principalement de cargos, destinés au transport de marchandises). Mais même peu nombreux, ces palaces sur mer ont un impact considérable. Harmony of the Seas peut ainsi accueillir 6.296 passagers pour environ 2.000 membres d’équipage, soit l’équivalent de la population de communes comme Honfleur ou Saint-Jean-de-Monts. Pour balader les touristes sur la mer des Caraïbes, il faut non pas un, mais six moteurs diesel de marque Wärtsilä, dont la taille équivaut à quatre étages d’immeuble. Leur consommation ? 60 tonnes de fioul par jour en moyenne, selon Cédric Rivoire-Perrochat, directeur général de Clia France, l’association mondiale qui représente les compagnies de croisières. Plutôt 150 tonnes, selon le quotidien britannique The Guardian. « Dans les deux cas, c’est énorme. D’autant plus que ces navires utilisent un carburant de très mauvaise qualité, du pétrole quasiment brut et extrêmement polluant, explique François Piccione, coordinateur du réseau Océans, mers et littoraux chez France nature environnement (FNE). Ce fioul contient notamment 3.000 fois plus de soufre que le diesel automobile. »

1,9 million de litres d’eaux usées et 19 tonnes de déchets solides par jour

Selon un rapport de l’OCDE de 2014, le transport maritime est ainsi responsable de 5 à 10 % des émissions mondiales d’oxyde de soufre, un polluant qui accroît le niveau d’acidité des océans, participe à la formation de « mauvais ozone » et de particules fines et ultrafines. Pour démontrer cette pollution, FNE a évalué la qualité de l’air près des paquebots. Notamment au Grand Port maritime de Marseille, où Harmony of the Seas faisait escale les 22 et 23 août 2016, laissant tourner ses moteurs afin d’alimenter simulateurs de surf, casino et autre Tyrolienne. Bilan ? « Nous avons effectué des mesures à différents points de la ville, dont certaines depuis une maison située à quelques mètres du terminal de croisière, et constaté une concentration en particules ultrafines jusqu’à 20 fois supérieures près du paquebot, dit François Piccione, précisant que « les riverains du terminal avec qui nous avons échangé disent voir et sentir les rejets de Harmony of the Seas. »

Construit entre septembre 2013 et mai 2016 à Saint-Nazaire, « Harmony of the Seas » mesure 362 mètres de long. Il est le plus grand paquebot au monde.

Ces résultats, déjà mauvais, pourraient être en deçà de la réalité. Lorsque les navires sont à quai plus de deux heures, ils ne sont pas autorisés à utiliser leur fioul habituel, mais doivent utiliser un combustible contenant 30 fois moins de soufre. « Les navires embarquent deux types de carburants : un très polluant et un “light”. Plus cher, ce dernier n’est utilisé que dans les zones réglementées comme les ports ou les zones d’émission contrôlées qui sont la Manche, la mer Baltique, la mer du Nord, et l’Amérique du Nord, poursuit François Piccione, de FNE. Pour connaître la quantité réelle des émissions, il faudrait donc procéder à des mesures en mer, ce que les compagnies refusent de nous laisser faire. » Interrogé sur ces mesures, Cédric Rivoire-Perrochat met en avant les initiatives des armateurs pour diminuer la pollution de l’air. « Les navires de moins de trois ans sont tous équipés de systèmes de lavage des fumées d’échappement, qui permettent de diminuer 90 % des émissions. Pour les installer sur les bateaux plus anciens, les compagnies ont déjà dépensé un milliard d’euros », assure le directeur général du Clia, admettant que « le système ne fonctionne pas pour les particules inférieures à 10 nanomètres ».

Mais il n’y a pas que la pollution de l’air. L’ONG Friends of the Earth a ainsi estimé que Explorer of the Seas, un navire de la Royal Caribbean International pouvant accueillir 4.300 personnes — presque deux fois moins que Harmony of the Seas —, produisait chaque jour 1,9 million de litres d’eaux usées et 19 tonnes de déchets solides. Mais selon Cédric Rivoire-Perrochat, du Clia, « aucune des 62 compagnies membres ne rejette dans la mer ses déchets ou eaux usées » — alors que, sous certaines conditions, la réglementation le permet. Les bateaux de croisière sont ainsi équipés de systèmes d’assainissement qui leur permettent de ne rejeter que des eaux traitées. Que valent ces installations ? Friends of the Earth a évalué les plus grands paquebots selon ce critère, et établi une moyenne par compagnie. Bilan, si les navires récents obtiennent des A — par exemple Harmony of the Seas —, les plus vétustes sont bien moins performants. Ainsi, MSC Croisières obtient un C, et Costa Croisières, un F.

Un point dont les compagnies ne parlent jamais : le démantèlement de leurs bateaux 

Il est vrai que les bateaux les plus récents sont équipés de toutes les technologies vertes imaginables : dispositifs de nettoyage des fumées, de gestion des déchets, d’optimisation énergétique... MSC a même inventé le concept d’« éconavire », avec son Splendida. Un bateau « à la pointe de l’écologie », selon les voyagistes, qui affiche tout de même quatre piscines et cinq moteurs identiques à ceux de Harmony of the Seas. « Même s’ils polluent moins, ces Las Vegas flottants sont par essence antiécologiques, juge Antidia Citores, coordinatrice Campagne et lobbying chez Surfrider Foundation Europe. Il faut des quantités industrielles d’électricité et d’eau pour faire fonctionner tous leurs équipements ! » Un vrai progrès se produit pourtant : Royal Caribbean Cruise Line, Carnival Corporation et MSC Croisières ont chacun commandé plusieurs paquebots fonctionnant au gaz naturel liquéfié, un carburant très peu polluant. En tout, cela représente 13 navires géants en cours de construction.

La démolition d’un vraquier à Chittagong, au Bangladesh, en 2006.

Mais il reste un point dont les compagnies ne parlent jamais : le démantèlement de leurs bateaux. Les paquebots qui ont atteint leur âge limite — environ 40 ans — sont pour l’heure très peu nombreux. « Mais la politique des armateurs, y compris des plus importants, concernant le recyclage des cargos laisse craindre qu’il en soit de même pour les navires de croisière », analyse Patrizia Heidegger, de Shipbreaking Platform. D’après les calculs de l’ONG, 7 navires sur 10 — transports de passagers et de marchandises — sont envoyés sur des chantiers sauvages, situés en Inde, au Pakistan, ou au Bangladesh. « Les bateaux y sont démontés à même le sable, sans aucune protection pour les travailleurs, et sans aucun dispositif pour éviter la contamination des eaux, des sols ou de l’air, poursuit la directrice de l’ONG. On retrouve sur ces chantiers, du plomb, des PCB, de l’amiante, qui ravagent les écosystèmes environnants. Des dizaines d’espèces aquatiques ont déjà disparu. »

Harmonie des mers, vous disiez ?

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